L’impôt du sel

Frédéric Bastiat

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Libre-Échange, n° du 20 juin 1847.

Pour la seconde fois, la réduction de l’impôt sur le sel a été votée par la Chambre des députés à la presque unanimité ; ce qui n’aura d’autre conséquence, à ce qu’il paraît, que de déterminer le ministère à mettre la question à l’étude pour l’année prochaine.

Parmi les arguments dont on s’est servi dans le débat, il en est un qui revient à propos de toute réduction de taxes et particulièrement au sujet des droits de douane. Par ce motif, nous croyons utile de rectifier les idées qui ont été émises à ce sujet.

Les députés qui ont soutenu la proposition de M. Demesmay ont cru devoir prédire un accroissement de consommation, d’où ils concluaient que le déficit du Trésor serait bientôt à peu près comblé.

Ceux qui repoussaient la mesure assuraient, au contraire, que la consommation du sel, en ce qui concerne l’emploi qui en est fait directement par l’homme, était aujourd’hui tout ce qu’elle peut être ; qu’elle ne serait point modifiée par la réduction de la taxe, ni même alors que le sel serait gratuit ; d’où la conséquence que le déficit du Trésor serait exactement proportionnel à la diminution de l’impôt.

Sur quoi, nous croyons devoir examiner rapidement et d’une manière générale cette question :

« Une diminution dans la taxe, et par conséquent dans le prix vénal de l’objet taxé, entraîne-t-elle nécessairement un accroissement de consommation ? »

Il est certain que ce phénomène s’est produit si souvent, qu’on pourrait presque le considérer comme une loi générale.

Cependant, il y a une distinction à faire.

Si l’objet que frappe la taxe est d’une nécessité telle que ce soit une des dernières choses dont l’homme consente à se passer, la consommation, quelle que soit la taxe, sera toujours tout ce qu’elle peut être. Alors, à mesure que l’impôt en élève le prix, il arrive qu’on se prive de toute autre chose, mais non de l’objet supposé nécessaire. De même, si le prix baisse par suite d’une réduction d’impôt, ce n’est pas la consommation de cet objet qui augmentera, mais celle des choses dont on avait été forcé de se priver pour ne pas manquer de l’objet indispensable.

Il faut à l’homme, pour respirer, une certaine quantité d’air. Supposons qu’on parvienne à le frapper d’une taxe élevée : l’homme fera évidemment tous ses efforts pour continuer à avoir la quantité d’air sans laquelle il ne pourrait vivre ; il renoncera à ses outils, à ses vêtements et même à ses aliments, avant de renoncer à l’air ; et si l’on vient à diminuer cette odieuse taxe, ce n’est pas la consommation de l’air qui augmentera, mais celle des vêtements, des outils, des aliments [1].

Il nous semble donc que ceux de MM. les députés qui ont repoussé la réduction de l’impôt du sel, en se fondant sur ce que la consommation, malgré la taxe, est tout ce qu’elle peut être, ont, sans s’en douter, produit le plus fort argument qu’on puisse imaginer contre l’exagération de cet impôt. C’est comme s’ils avaient dit : « Le sel est une chose si indispensable à la vie, que, dans tous les rangs, dans toutes les classes, on en consomme toujours, et quel qu’en soit le prix, une quantité déterminée et invariable. Maintenez-le à un prix élevé, n’importe ; l’ouvrier se vêtira de haillons, il se passera de remèdes dans la maladie, il se privera de vin et même de pain plutôt que de renoncer à une portion quelconque du sel qui lui est nécessaire. Diminuez-en le prix, on verra l’ouvrier se mieux vêtir, se mieux nourrir, mais non consommer plus de sel. »

Il est donc impossible d’échapper à ce dilemme :

Ou la consommation du sel augmentera par suite de la réduction du prix ; en ce cas, le trésor n’aura point à subir la perte annoncée ;

Ou elle n’augmentera pas ; et alors, cela prouve que le sel est un objet tellement nécessaire à la vie, que la taxe la plus exagérée n’a pu déterminer les hommes, même les plus pauvres, à en retrancher de leur consommation une quantité quelconque.

Et quant à nous, nous ne pouvons imaginer contre cet impôt un argument plus décisif.

Il est vrai que les besoins du Trésor sont toujours là, comme une fin de non-recevoir insurmontable. Qu’est-ce que cela prouve ? hélas ! une chose bien simple, quoiqu’elle paraisse peu comprise. C’est que, si l’on veut voter ces réductions d’impôts, il ne faut pas commencer par voter sans cesse des accroissements de dépenses. Combien de temps doit durer l’éducation constitutionnelle d’un peuple pour qu’il arrive enfin à la découverte ou du moins à l’application de cette triviale vérité ? C’est un problème qu’il n’est pas aisé de résoudre.

Modérez l’excès des travaux publics, s’est écrié M. Dupin aîné qui, du reste, nous semble avoir donné à tout ce débat sa véritable direction. Nous répéterons ce mot avec une légère variante. Modérez l’excès des services publics ; ne laissez à l’État que ses attributions véritables, alors il sera facile de diminuer les dépenses et par conséquent les impôts [2].

[1]: L’accroissement de consommation, par ricochet, est infaillible ici et ne nuit à personne. Il en est tout autrement de ces effets vantés par l’école protectionniste, à l’égard desquels l’auteur a dit : Quand MM. les protectionnistes le voudront, ils me trouveront prêt à examiner le sophisme des ricochets. V. au tome V, la note 2 de la page 13 ; et de plus, au tome IV, les pages 176 à 182. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

[2]: V. au tome V, page 407, le Budget républicain ; et page 468, le Discours sur l’impôt des boissons. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

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