Frédéric Bastiat
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Libre-Échange, n° du 13 décembre 1846.
Le grand reproche qui nous arrive de divers quartiers, amis et ennemis, c’est de rester dans les généralités. « Abordez donc la pratique, nous dit-on, entrez dans les détails, descendez des nuages et laissez-y en paix les principes. Qui les conteste ? qui nie que l’échange ne soit une bonne, une excellente chose, in abstracto ? »
Il faut pourtant bien que nous ne nous soyons pas tout à fait fourvoyés et que nos coups n’aient pas toujours porté à faux. Car, s’il en était ainsi, comment expliquerait-on la fureur des protectionnistes ? Qu’on lise le placard qu’ils ont fait afficher dans les fabriques, pour l’édification des ouvriers, et la lettre qu’ils ont adressée aux ministres [1]. Croit-on que ce soit la pure abstraction qui les jette ainsi hors de toute mesure ?
Nous sommes dans les généralités ! — Mais cela est forcé, car nous défendons l’intérêt général. — N’avons-nous pas d’ailleurs à combattre une généralité ? Le système protecteur est-il autre chose ? Sur quoi s’appuie-t-il ? sur des raisonnements subtils : l’épuisement du numéraire, l’intérêt du producteur, le travail national, l’inondation, l’invasion, l’inégalité des conditions de production, etc., etc. — Charitables donneurs d’avis, faites-nous la grâce de nous dire ce qu’on peut opposer à de faux arguments, si ce n’est de bons arguments ?
« Opposez-leur des faits, nous dit-on, citez des faits, de petits faits bien simples, bien isolés, bien actuels, entremêlés de quelques chiffres bien frappants. »
C’est à merveille ; mais le fait et le chiffre n’apprennent rien par eux-mêmes. Ils ont leurs causes et leurs conséquences, et comment les démêler sans raisonner ?
Le pain est cher, voilà un fait. Qui le vend s’en réjouit ; qui le mange s’en afflige. Mais comment ce fait affecte-t-il en définitive l’intérêt général ? Tâchez de me l’apprendre sans raisonner.
Le peuple souffre ; voilà un autre fait. Souffrirait-il moins si un plus vaste marché s’ouvrait à ses ventes et à ses achats ? Essayez de résoudre le problème sans raisonner.
La restriction élève le prix du fer ; voilà un troisième fait. Et remarquez qu’il n’y a pas contestation sur le fait lui-même. M. Decaze ne le nie pas, ni sa clientèle non plus. Seulement l’un dit : tant mieux ; et l’autre : tant pis. Des deux côtés on raisonne pour prouver qu’on a raison. Entreprenez donc de juger sans raisonner.
Nous dirons à nos amis : Vos intentions sont excellentes sans doute ; mais en nous interdisant les généralités, vous ne savez pas toute la force que vous portez à nos communs adversaires ; vous abondez dans leur sens, allez au-devant de leurs désirs. Ils ne demandent pas mieux que de voir bannir de la discussion les idées générales de vérité, liberté, égalité, justice ; car ils savent bien que c’est avec ces idées que nous les battrons.
Ils ne peuvent souffrir qu’on sorte du fait actuel et tout au plus de son effet immédiat. Pourquoi ? Parce que toute injustice a pour effet immédiat un bien et un mal. Un bien, puisqu’elle profite à quelqu’un ; un mal, puisqu’elle nuit à quelque autre. Dans ce cercle étroit, le problème serait insoluble et le statu quo éternel. C’est ce qu’ils veulent. Laissez-nous donc suivre les conséquences de la protection jusqu’à l’effet définitif, qui est un mal général.
Et puis, ne faites-vous pas trop bon marché de l’intelligence du pays ? À vous entendre, on croirait nos concitoyens incapables de lier deux idées. Nous avons d’eux une autre opinion, et c’est pourquoi nous continuerons à nous adresser à leur raison.
Les prohibitionnistes aussi en veulent beaucoup aux généralités. Que trouve-t-on dans leurs journaux, au rang desquels le Constitutionnel vient de s’enrôler ? d’interminables déclamations contre le raisonnement. Il faut que ces messieurs en aient bien peur.
Vous voulez des faits, messieurs les prohibitionnistes, rien que des faits ; eh bien ! en voici :
Le fait est que nous sommes trente-cinq millions de Français à qui vous défendez d’acheter du drap en Belgique, parce que vous êtes fabricants de drap.
Le fait est que nous sommes trente-cinq millions de Français à qui vous défendez de faire les choses contre lesquelles nous pourrions acheter du drap en Belgique. — Il est vrai que ceci sent un peu la généralité, car il faut raisonner pour comprendre que cette seconde prohibition est impliquée dans la première. — Revenons donc aux faits.
Le fait est que vous avez introduit dans la loi dix-huit prohibitions de ce genre.
Le fait est que ces prohibitions sont bien votre œuvre, car vous les défendez avec acharnement.
Le fait est que vous avez fait charger le fer et la houille d’un droit énorme, afin d’en élever le prix, parce que vous êtes marchands de fer et de houille.
Le fait est que, par suite de cette manœuvre, les actions de vos mines ont acquis une valeur fabuleuse, à tel point qu’il est tel d’entre vous qui ne les céderait pas pour dix fois le capital primitif.
Le fait est que le salaire de vos ouvriers n’a pas haussé d’une obole ; d’où il est permis d’inférer, si vous voulez bien nous permettre cette licence, que, sous prétexte de défendre le salaire des ouvriers, vous défendez vos profits.
Or, ces faits, d’ailleurs incontestables, sont-ils conformes à la justice ? Vous aurez bien de la peine à le prouver sans raisonner… et même en déraisonnant.
[1]: La lettre adressée au conseil des ministres, et signée de MM. A. Odier, A. Mimerel, J. Perier et L. Lebeuf, finissait par cette menace :
« Ne faites jamais que vos ennemis soient armés par ceux qui veulent toujours contribuer avec vous à la prospérité du pays. »
Quant au placard, en voici quelques phrases :
« Ils (les libre-échangistes) semblent ne pas s’apercevoir que, par là, ils travaillent à ruiner leur pays et qu’ils appellent l’Anglais à régner en France…
Celui qui veut une semblable chose n’aime pas son pays, n’aime pas l’ouvrier. » (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
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