Frédéric Bastiat
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Prononcé le 3 juillet 1847, à la salle Taranne, devant une réunion de jeunes gens appartenant presque tous à l’école de droit.
Rapporté par le Libre-Échange, n° du 4 juillet 1847.
Messieurs,
J’ai ardemment désiré me trouver au milieu de vous. Bien souvent quand, sur des matières qui intéressent l’humanité, je sentais dans mon esprit l’évidence, et dans mon cœur ce besoin d’expansion inséparable de toute foi, je me disais : Que ne puis-je parler devant la jeunesse des écoles ! — car la parole est une semence qui germe et fructifie surtout dans les jeunes intelligences. Plus on observe les procédés de la nature, plus on admire leur harmonieux enchaînement. Il est bien clair, par exemple, que le besoin d’instruction se fait sentir surtout au début de la vie. Aussi, voyez avec quelle merveilleuse industrie elle a placé, dans cette période, la faculté et le désir d’apprendre, non-seulement la souplesse des organes, la fraîcheur de la mémoire, la promptitude de la conception, la puissance d’attention, et ces qualités pour ainsi dire physiologiques, qui sont l’heureux privilége de votre âge, mais encore cette condition morale si indispensable pour discerner le vrai du faux, je veux dire le désintéressement [1].
Loin de moi la pensée de faire ici la satire de la génération dont je suis le contemporain. Mais je puis dire, sans la blesser, qu’elle a moins d’aptitude à secouer le joug des erreurs dominantes. Même dans les sciences naturelles, dans celles qui ne touchent pas aux passions, un progrès a bien de la peine à se faire accepter par elle. Harvey disait n’avoir jamais rencontré un médecin au-dessus de cinquante ans qui ait voulu croire à la circulation du sang. Je dis voulu parce que, selon Pascal, « la volonté est un des principaux organes de la créance. » Et comme l’intérêt agit sur les dispositions de la volonté, est-il surprenant que les hommes que leur âge met aux prises avec les difficultés de la vie, qui sont parvenus au temps de l’action, qui agissent en conséquence de convictions enracinées, qui se sont tracé par elles une route dans le monde, repoussent instinctivement une doctrine qui pourrait déranger leurs combinaisons, et ne croient, en définitive, que ce qu’ils ont intérêt à croire ?
Il n’en est pas ainsi de l’âge destiné à l’étude et à l’examen. La nature eût contrarié ses propres desseins, si elle n’avait pas fait cet âge désintéressé. Il se peut, par exemple, que la doctrine du Libre-Échange froisse les intérêts de quelques-uns d’entre vous ou du moins de leurs familles. Eh bien ! j’ai la certitude que cet obstacle, insurmontable ailleurs, n’en est pas un dans cette enceinte. Voilà pourquoi j’ai toujours désiré me mettre en communication avec vous.
Et pourtant, vous le comprendrez, je ne puis songer à traiter à fond, ni même à aborder aujourd’hui la question du libre-échange. Une séance ne suffirait pas. Mon seul objet est de vous montrer son importance et sa connexité avec d’autres questions fort graves, afin de vous inspirer le désir de l’étudier.
Une des accusations les plus fréquentes qu’on dirige contre l’Association du libre-échange, c’est de ne pas se borner à réclamer quelques modifications de tarifs que le temps a rendues opportunes, mais à proclamer le principe même du libre-échange. Ce principe, on ne le combat guère, on le respecte, on le salue quand il passe ; mais on le laisse passer. On ne veut à aucun prix ni de lui ni de ceux qui le soutiennent. Ce qui me détermine à choisir ce sujet, ce sont les faits qui viennent de se passer dans une élection récente, et qui peuvent se résumer dans le dialogue suivant entre les électeurs et le candidat :
« Vous êtes un homme honorable ; vos opinions politiques sont les nôtres ; votre caractère nous inspire toute confiance ; votre passé nous garantit votre avenir ; mais vous voulez la réforme des tarifs ! — Oui.
— Nous la voulons aussi. Vous la voulez prudente et graduelle ? — Oui.
— Nous l’entendons de même. Mais vous la rattachez à un principe que vous exprimez par le mot libre-échange ? — Oui.
— En ce cas, vous n’êtes pas notre homme. (Rires.) Nous avons une foule d’autres candidats qui nous promettent à la fois les avantages de la liberté et les douceurs de la restriction. Nous allons choisir un d’entre eux. »
Messieurs, je crois qu’un des grands malheurs, un des grands dangers de notre époque, c’est cette disposition à repousser les principes, qui ne sont après tout que la logique de l’esprit. Par là, on décourage les hommes à conviction ; on les induit à introduire dans leur profession de foi des phrases ambiguës, destinées à satisfaire, au moins à demi, les opinions les plus contradictoires. On n’entre pas par cette porte dans la vie publique sans que la pureté de la conscience en soit altérée. Je sais bien comment raisonne le candidat en face de ces exigences. Il se dit : Pour cette fois, je vais déserter le principe et avoir recours à l’expédient. Il s’agit de réussir. Mais une fois nommé, je reprendrai toute la sincérité de mes convictions… Oui, mais quand on a fait un premier pas dans la voie dangereuse de l’équivoque, il se rencontre toujours quelque motif qui décide à en faire un second, jusqu’à ce qu’enfin, alors même que les circonstances extérieures vous rendraient toute votre liberté, le mal a pénétré dans la conscience elle-même ; et l’on se trouve descendu de ce niveau de rectitude où l’on aurait voulu se tenir. Et voyez les conséquences ! De toutes parts on se plaint et on dit : Les conservateurs n’ont pas de plan ; l’opposition n’a pas de programme. Si l’on remontait à la cause, peut-être la trouverait-on dans l’esprit du corps électoral lui-même, qui exige des candidats la renonciation à un principe, c’est-à-dire à toute idée arrêtée, à toute logique, à toute foi.
Et certes, s’il est un droit qu’on puisse réclamer à titre de droit, c’est-à-dire en conformité d’un principe, c’est bien la liberté des échanges.
Ainsi que nous l’avons dit dans notre programme, nous considérons l’échange non-seulement comme un corollaire de la propriété, mais comme se confondant avec la propriété elle-même, comme étant un de ses éléments constitutifs. Il nous est impossible de concevoir la propriété respective de choses que deux hommes ont créées par le travail, si ces deux hommes n’ont pas le droit de les troquer, l’un d’eux fût-il étranger. Et quant au dommage national qui doit, dit-on, résulter de ce troc, nous ne pouvons comprendre qu’on nuise à son pays en cédant à un étranger, contre un objet de valeur équivalente, la chose même qu’on a le droit de consommer et de détruire.
Je vais plus loin. Je dis que l’échange c’est la Société. Ce qui constitue la sociabilité des hommes, c’est la faculté de se partager les occupations, d’unir leurs forces, en un mot d’échanger leurs services. S’il était vrai que dix nations pussent augmenter leur prospérité en s’isolant les unes des autres, cela serait vrai de dix départements. Je défie que les protectionistes fassent un argument en faveur du travail national, qui ne s’applique au travail départemental, puis au travail communal, puis à celui de la famille, et enfin au travail individuel ; d’où il suit que la restriction, poussée à ses dernières conséquences, c’est l’isolement absolu, c’est la destruction de la société.
Nos adversaires disent, il est vrai, qu’ils ne vont pas jusque-là ; qu’ils ne restreignent les échanges que dans certaines circonstances et quand cela leur convient. Ce n’est pas là une justification pour des esprits logiques. Quand nous les combattons, ce n’est pas à l’occasion des échanges qu’ils laissent libres, mais à l’occasion de ceux qu’ils interdisent. C’est dans ce cercle que nous déclarons leur principe faux, nuisible, attentatoire à la propriété, antagonique à la société. Ils ne le poussent pas jusqu’au bout, soit ; et c’est précisément ce qui en prouve l’absurdité qu’il ne puisse soutenir cette épreuve.
Vous voyez bien que nous avions en présence un principe faux. Et que pouvions-nous lui opposer, si ce n’est un principe vrai ?
Mais, Messieurs, je suis de ceux qui pensent que lorsqu’une idée a envahi un grand nombre de bons esprits, lorsqu’un sentiment, même instinctif, est généralement répandu, il doit y avoir en eux quelque chose qui les explique et les justifie. Cette terreur du libre-échange, considérée comme principe absolu, terreur qui s’est emparée de ceux-là mêmes qui veulent la réforme commerciale, provient d’une confusion. Permettez-moi de l’éclaircir.
On suppose que vouloir la liberté des échanges, en principe, c’est vouloir que les échanges ne puissent subir de restrictions en aucun cas et sous aucun prétexte.
D’abord, mettons de côté les échanges immoraux, frauduleux, déshonnêtes. C’est la mission principale de la loi, c’est le droit et le devoir du Gouvernement de réprimer l’abus de toutes les facultés, de celle d’échanger comme de toutes les autres.
Quant aux échanges qui ne blessent pas l’honnêteté, ils peuvent être restreints, nous en convenons, dans un but spécial. Le principe n’est engagé que lorsque la restriction est décrétée à cause de l’avantage qu’on prétend trouver dans la restriction elle-même.
Si, par exemple, l’État a besoin de revenus, et qu’il ne puisse s’en procurer suffisamment, et par d’autres procédés moins onéreux, qu’en taxant certains échanges, il est impossible de dire que la taxe blesse le principe de la liberté, pas plus que l’impôt foncier n’infirme le principe de la propriété. Mais alors tout le monde reconnaît que la restriction est un inconvénient attaché à la perception de la taxe. De là à restreindre pour restreindre, il y a l’infini.
Le port des lettres est taxé en moyenne à 45 centimes, et rend au Trésor, si je ne me trompe, 20 millions. Mais jamais le ministre des finances n’a dit qu’il a porté la taxe à ce taux pour empêcher d’écrire, parce que les relations épistolaires sont mauvaises en elles-mêmes. S’il pouvait compter sur un revenu égal d’une taxe moindre, il n’hésiterait pas à la réduire. Mais que penseriez-vous, s’il venait dire à la tribune : « Il est funeste en principe qu’on s’écrive, et pour l’empêcher, sacrifiant même les 20 millions que je retire de cette taxe, je vais la porter à 10 fr., 30 fr., 100 fr. enfin, jusqu’à ce qu’on n’écrive plus. Et quant au revenu actuel, qui sera compromis, je le retrouverai en frappant sur le peuple d’autres impôts ? »
Messieurs, ne voyez-vous pas qu’entre cette taxe prohibitive et la taxe actuelle il y a toute l’épaisseur d’un principe, puisque, dans le premier cas, on déplore que la taxe restreigne les relations épistolaires, et que, dans le second, on a, au contraire, pour but systématique de détruire ces relations ?
Et c’est là le caractère que nous combattons dans la douane. Elle restreint, elle prohibe, non point pour un objet particulier, comme de créer des ressources au trésor, mais, au contraire, elle sacrifie le trésor par l’exagération des taxes, et même par la prohibition, dans le but avoué, intentionnel, systématique, d’empêcher des échanges. En tant qu’elle agit ainsi, elle se fonde donc très-expressément sur le principe anti-social de la restriction. Elle cherche la restriction pour la restriction même, la considérant comme bonne en soi, et même comme si bonne, qu’elle vaut la peine d’un sacrifice de revenu. C’est à ce principe que nous opposons le principe de la liberté.
On cherche encore à prévenir, à épouvanter le public de ce que nous voulons, à ce qu’on assure, passer sans transition d’un système à l’autre. Quelle niaiserie ! Et jusqu’à quand la France sera-t-elle dupe de ces manœuvres stratégiques des gens qui exploitent la restriction ?
Tout ce que nous voulons, c’est faire comprendre à l’opinion que le principe de la liberté est juste, vrai et avantageux, — et que celui de la restriction est inique, faux et nuisible.
Nous n’avons jamais dit, nous ne dirons jamais que lorsqu’on est engagé dans une fausse voie, il faut franchir d’un bond la distance qui nous sépare de la bonne. Nous disons qu’il faut faire volte-face, revenir sur ses pas, et marcher vers l’orient au lieu de continuer à marcher vers le couchant.
Et quand nous demanderions une réforme instantanée, est-ce que cela dépend de nous ? sommes-nous ministres ? disposons-nous de la majorité ? n’avons-nous pas assez d’adversaires, assez d’intérêts en présence pour être bien assurés que la réforme sera lente, et ne sera que trop lente ?
Dans quelle direction faut-il marcher ? — Faut-il marcher vite ou lentement ? — Ce sont deux questions indépendantes l’une de l’autre, et qui n’ont même aucun rapport entre elles. Elles en ont si peu, que, dans le sein de notre association, encore que nous soyons tous d’accord sur le but qu’il faut atteindre, nous pouvons différer d’avis sur la durée convenable de la transition. Ce sur quoi nous sommes unanimes, c’est pour dire que, puisque la France est engagée dans une mauvaise voie, il faut l’en faire sortir avec le moins de perturbation possible. L’immense majorité de nos collègues pense que cette perturbation sera d’autant plus amoindrie que la transition sera plus lente. Quelques-uns, et je dois dire que je suis du nombre, croient que la réforme la plus subite, la plus instantanée, la plus générale, serait en même temps la moins douloureuse ; et si c’était ici le moment de développer cette thèse, je suis sûr que je l’appuierais sur des raisons dont vous seriez frappés. Je ne suis pas comme ce Champenois qui disait à son chien : « Pauvre bête, il faut que je te coupe la queue ; mais sois tranquille, pour t’épargner des souffrances, je ménagerai la transition et ne t’en couperai qu’un morceau tous les jours. »
Mais, je le répète, la question pour nous n’est pas de savoir combien de kilomètres la réforme fera à l’heure ; la seule chose qui nous occupe, c’est de décider l’opinion publique à prendre la route de la liberté au lieu de prendre celle de la restriction. Nous voyons un équipage qui prétend aller vers les Pyrénées, et qui, selon nous, y tourne le dos ; nous avertissons le cocher et les passagers ; nous mettons en œuvre, pour les tirer d’erreur, tout ce que nous savons de géographie et de topographie ; voilà tout.
Il y a cependant une différence. Quand on prouve à un cocher qu’il se trompe, son erreur se dissipe tout à coup, et il tourne bride au plus tôt. Il n’en est pas ainsi de la réforme commerciale. Elle ne peut que suivre le progrès de l’opinion, et, en ces matières, ce progrès est lent et successif. Vous voyez donc bien que, d’après nous-mêmes, l’instantanéité d’une réforme, fût-elle désirable, est une impossibilité.
Après tout, je m’en console aisément, Messieurs, et je vous dirai pourquoi. C’est que les lumières qu’une discussion prolongée concentrera sur la question du libre-échange, devront nécessairement éclairer d’autres questions économiques qui ont, avec le libre-échange, la plus étroite affinité.
Je vous en citerai quelques-unes.
Par exemple, vous connaissez ce vieil adage : Le profit de l’un est le dommage de l’autre. On en a conclu qu’un peuple ne pouvait prospérer qu’aux dépens des autres peuples ; et la politique internationale, il faut le dire, est fondée sur cette triste maxime. Comment a-t-elle pu entrer dans les convictions publiques ?
Il n’y a rien qui modifie aussi profondément l’organisation, les institutions, les mœurs et les idées des peuples que les moyens généraux par lesquels ils pourvoient à leur subsistance ; et ces moyens, il n’y en a que deux : la spoliation, en prenant ce mot dans son acception la plus étendue, et la production. — Car, Messieurs, les ressources que la nature offre spontanément aux hommes sont si limitées, qu’ils ne peuvent vivre que sur les produits du travail humain ; et ces produits, il faut qu’ils les créent ou qu’ils les ravissent à d’autres hommes qui les ont créés.
Les peuples de l’antiquité, et particulièrement les Romains, — dans la société desquels nous passons tous notre jeunesse, — qu’on nous accoutume à admirer et que l’on propose sans cesse à notre imitation, vivaient de rapine. Ils détestaient, méprisaient le travail. La guerre, le butin, les tributs et l’esclavage devaient alimenter toutes leurs consommations.
Il en était de même des peuples dont ils étaient environnés.
Il est bien évident que, dans cet ordre social, cette maxime : le profit de l’un est le dommage de l’autre, était de la plus rigoureuse vérité. Il en est nécessairement ainsi entre deux hommes ou deux peuples qui cherchent réciproquement à se spolier.
Or, comme c’est chez les Romains que nous allons chercher toutes nos premières impressions, toutes nos premières idées, nos modèles et les sujets de notre vénération presque religieuse, il n’est pas bien surprenant que cette maxime ait été considérée par nos sociétés industrielles comme la loi des relations internationales. [2]
Elle sert de base au système restrictif ; et si elle était vraie, il n’y aurait pas de remède contre l’incurable antagonisme que la Providence se serait plu à mettre entre les nations.
Mais la doctrine du libre-échange démontre rigoureusement, mathématiquement, la vérité de l’axiome opposé, à savoir : Que le dommage de l’un est le dommage de l’autre, et que chaque peuple est intéressé à la prospérité de tous.
Je n’aborderai pas ici cette démonstration qui résulte d’ailleurs du fait seul que la nature de l’échange est opposée à celle de la spoliation. Mais votre sagacité vous fera apercevoir d’un coup d’œil les grandes conséquences de cette doctrine, et le changement radical qu’elle introduirait dans la politique des peuples, si elle venait à obtenir leur universel assentiment.
S’il était bien démontré, comme est démontré un théorème de géométrie, que tout progrès fait par un peuple dans une industrie, encore qu’il contrarie chez les autres peuples celui qui se livre à l’industrie similaire, n’en est pas moins favorable à l’ensemble de leurs intérêts, que deviendraient ces efforts dangereux vers la prépondérance, ces jalousies nationales, ces guerres de débouchés, etc., et par suite, ces armées permanentes, toutes choses qui sont certainement un reste de barbarie ?
(L’orateur signale ici quelques questions d’une haute gravité qu’une discussion sur le libre-échange doit éclairer d’une vive lumière, entre autres ce problème fondamental de la science politique : Quelles doivent être les bornes de l’action gouvernementale ?)
En appelant votre attention sur quelques-uns des graves problèmes que soulève la question du libre-échange, j’ai voulu vous montrer l’importance de cette question et l’importance de la science économique elle-même.
Depuis quelque temps, de nombreux écrivains se sont élevés contre l’économie politique et ont cru qu’il suffisait, pour la flétrir, d’altérer son nom. Ils l’ont appelée l’économisme. Messieurs, je ne pense pas qu’on ébranlerait les vérités démontrées par la géométrie, en l’appelant géométrisme.
On l’accuse de ne s’occuper que de richesse, et de trop abaisser ainsi l’esprit humain vers la terre. C’est surtout devant vous que je tiens à la laver de ce reproche, car vous êtes dans l’âge où il est de nature à faire une vive impression.
D’abord, quand il serait vrai que l’économie politique s’occupât exclusivement de la manière dont se forment et se distribuent les richesses, ce serait déjà une vaste science, si l’on veut prendre ce mot richesses, non dans le sens vulgaire, mais dans son acception scientifique. Dans le monde l’expression richesses implique l’idée du superflu. Scientifiquement, la richesse, c’est l’ensemble des services réciproques que se rendent les hommes, et à l’aide desquels la société existe et se développe. Le progrès de la richesse, c’est plus de pain pour ceux qui ont faim, des vêtements qui non-seulement mettent à l’abri des intempéries, mais encore donnent à l’homme le sentiment de la dignité ; la richesse, c’est plus de loisirs et par conséquent la culture de l’esprit ; c’est, pour un peuple, des moyens de repousser les agressions étrangères ; c’est, pour le vieillard, le repos dans l’indépendance ; pour le père, la faculté de faire élever son fils et de doter sa fille ; la richesse, c’est le bien-être, l’instruction, l’indépendance, la dignité.
Mais si l’on jugeait que même dans ce cercle étendu l’économie politique est une science qui s’occupe trop d’intérêts matériels, il ne faut pas perdre de vue qu’elle conduit à la solution de problèmes d’un ordre plus élevé, ainsi que vous avez pu vous en convaincre quand j’ai appelé votre attention sur ces deux questions : Est-il vrai que le profit de l’un soit le dommage de l’autre ? Quelle est la limite rationnelle de l’action du gouvernement ?
Mais ce qui vous surprendra, Messieurs, c’est que les socialistes, qui nous reprochent de nous trop préoccuper des biens de ce monde, manifestent eux-mêmes, dans l’opposition qu’ils font au libre-échange, le culte exclusif et exagéré de la richesse. Que disent-ils en effet ? Ils conviennent que la liberté commerciale aurait, au point de vue politique et moral, les résultats les plus désirables. Personne ne conteste qu’elle tend à rapprocher les peuples, à éteindre les haines nationales, à consolider la paix, à favoriser la communication des idées, le triomphe de la vérité et le progrès vers l’unité. Sur quoi donc se fondent-ils pour repousser cette liberté ? Uniquement sur ce qu’elle nuirait au travail national, soumettrait nos industries aux inconvénients de la concurrence étrangère, diminuerait le bien-être des masses et, pour trancher le mot, la richesse.
En présence de l’objection, ne sommes-nous pas forcés de traiter la question économique, de montrer que nos adversaires ne voient la concurrence que par un de ses côtés, et que la liberté commerciale a autant d’avantages au point de vue matériel que sous tous les autres rapports ? Et quand nous le faisons, on nous dit : Vous ne vous occupez que de la richesse ; vous donnez trop d’importance à la richesse.
(Après avoir repoussé le reproche fait à l’économie politique d’être une science d’importation anglaise, l’orateur termine ainsi :)
Messieurs, je m’arrête, et j’ai peut-être déjà trop abusé de votre patience. Je terminerai en vous engageant de toutes mes forces à consacrer quelques instants pris sur vos loisirs à l’étude de l’économie politique. Permettez-moi aussi un autre conseil. Si jamais vous entrez dans l’Association du libre-échange, ou toute autre qui ait en vue un grand objet d’utilité publique, n’oubliez pas que les débats de cette nature ont pour juge l’opinion, et qu’ils veulent être soutenus sur le terrain du principe et non sur celui de l’expédient. J’appelle Expédient, par opposition à Principe, cette disposition à juger les questions au point de vue des circonstances du moment, et même, trop souvent, des intérêts de classe ou des intérêts individuels. À une association il faut un lien, et ce ne peut être qu’un principe. À l’intelligence il faut un guide, une lumière, et ce ne peut être qu’un principe. Au cœur humain il faut un mobile qui détermine l’action, le dévouement, et au besoin le sacrifice ; et l’on ne se dévoue pas à l’expédient, mais au principe. Consultez l’histoire, Messieurs, voyez quels sont les noms chers à l’humanité, et vous reconnaîtrez qu’ils appartiennent à des hommes animés d’une foi vive. Je gémis pour mon siècle et pour mon pays de voir l’expédient en honneur, la dérision et le ridicule réservés au principe ; car jamais rien de grand et de beau ne s’accomplit dans le monde que par le dévouement à un principe. Ces deux forces sont souvent aux prises, et il n’est que trop fréquent de voir triompher l’homme qui représente le fait actuel, et succomber le représentant de l’idée générale. Cependant, portez plus loin votre regard, et vous verrez le Principe faire son œuvre, l’Expédient ne laisser aucune trace de son passage.
L’histoire religieuse nous en offre un admirable exemple. Elle nous montre le principe et l’expédient en présence dans le plus mémorable événement dont le monde ait été témoin. Qui jamais fut plus entièrement dévoué à un principe, au principe de la fraternité, que le fondateur du christianisme ? Il fut dévoué jusqu’à souffrir pour lui la persécution, la raillerie, l’abandon et la mort. Il ne paraissait pas se préoccuper des conséquences, il les remettait entre les mains de son Père et disait : Que la volonté de Dieu soit faite.
La même histoire nous montre, à côté de ce modèle, l’homme de l’expédient. Caïphe, redoutant la colère des Romains, transige avec le devoir, sacrifie le juste et dit : « Il est expédient (expedit) qu’un homme périsse pour le salut de tous. » L’homme de la transaction triomphe, l’homme du principe est crucifié. Mais qu’arrive-t-il ? Un demi-siècle après, le genre humain tout entier, Juifs et Gentils, Grecs et Romains, maîtres et esclaves, se rallient à la doctrine de Jésus ; et, si Caïphe avait vécu à cette époque, il aurait pu voir la charrue passer sur la place où fut cette Jérusalem qu’il avait cru sauver par une lâche et criminelle transaction.
[1]: V. la dédicace des Harmonies économiques. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
[2]: V. Baccalauréat et Socialisme. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
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