Frédéric Bastiat
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Libre-Échange, n° du 25 juillet 1847.
Je crois devoir soumettre aux lecteurs quelques remarques, hélas ! théoriques, sur les illusions qui naissent des mots cherté, bon marché. Au premier coup d’œil on sera disposé, je le sais, à trouver ces remarques un peu subtiles ; mais, subtiles ou non, la question est de savoir si elles sont vraies. Or, je les crois parfaitement vraies et surtout très-propres à faire réfléchir les hommes, en grand nombre, qui ont une foi sincère en l’efficacité du régime protecteur.
Partisans de la liberté, défenseurs de la restriction, nous sommes tous réduits à nous servir de ces expressions cherté, bon marché. Les premiers se déclarent pour le bon marché, ayant en vue l’intérêt du consommateur ; les seconds se prononcent pour la cherté, se préoccupant surtout du producteur. D’autres interviennent disant : Producteur et consommateur ne font qu’un ; ce qui laisse parfaitement indécise la question de savoir si la loi doit poursuivre le bon marché ou la cherté.
Au milieu de ce conflit, il semble qu’il n’y a, pour la loi, qu’un parti à prendre, c’est de laisser les prix s’établir naturellement. Mais alors on rencontre les ennemis acharnés du laissez faire. Ils veulent absolument que la loi agisse, même sans savoir dans quel sens elle doit agir. Cependant ce serait à celui qui veut faire servir la loi à provoquer une cherté artificielle ou un bon marché hors de nature, à exposer et faire prévaloir le motif de sa préférence. L’onus probandi lui incombe exclusivement. D’où il suit que la liberté est toujours censée bonne jusqu’à preuve contraire, car laisser les prix s’établir naturellement, c’est la liberté.
Mais les rôles sont changés. Les partisans de la cherté ont fait triompher leur système, et c’est aux défenseurs des prix naturels à prouver la bonté du leur. De part et d’autre on argumente avec deux mots. Il est donc bien essentiel de savoir ce que ces deux mots contiennent.
Disons d’abord qu’il s’est produit une série de faits propres à déconcerter les champions des deux camps.
Pour engendrer la cherté, les restrictionistes ont obtenu des droits protecteurs, et un bon marché, pour eux inexplicable, est venu tromper leurs espérances.
Pour arriver au bon marché, les libres échangistes ont quelquefois fait prévaloir la liberté, et à leur grand étonnement, c’est l’élévation des prix qui s’en est suivie.
Exemple : En France, pour favoriser l’agriculture, on a frappé la laine étrangère d’un droit de 22 %, et il est arrivé que la laine nationale s’est vendue à plus vil prix après la mesure qu’avant.
En Angleterre, pour soulager le consommateur, on a dégrevé et finalement affranchi la laine étrangère, et il est advenu que celle du pays s’est vendue plus cher que jamais.
Et ce n’est pas là un fait isolé, car le prix de la laine n’a pas une nature qui lui soit propre et le dérobe à la loi générale qui gouverne les prix. Ce même fait s’est reproduit dans toutes les circonstances analogues. Contre toute attente, la protection a amené plutôt la baisse, la concurrence plutôt la hausse des produits.
Alors la confusion dans le débat a été à son comble, les protectionistes disant à leurs adversaires : « Ce bon marché que vous nous vantez tant, c’est notre système qui le réalise. » Et ceux-ci répondant : « Cette cherté que vous trouviez si utile, c’est la liberté qui la provoque [1]. »
Ne serait-ce pas plaisant de voir ainsi le bon marché devenir le mot d’ordre à la rue Hauteville, et la cherté à la rue Choiseul ?
Évidemment, il y a en tout ceci une méprise, une illusion qu’il faut détruire. C’est ce que je vais essayer de faire.
Supposons deux nations isolées, chacune composée d’un million d’habitants. Admettons que, toutes choses égales d’ailleurs, il y ait chez l’une juste une fois plus de toutes sortes de choses que chez l’autre, le double de blé, de viande, de fer, de meubles, de combustible, de livres, de vêtements, etc.
On conviendra que la première sera le double plus riche.
Cependant il n’y a aucune raison pour affirmer que les prix absolus différeront chez ces deux peuples. Peut être même seront-ils plus élevés chez le plus riche. Il se peut qu’aux États-Unis tout soit nominalement plus cher qu’en Pologne, et que les hommes y soient néanmoins mieux pourvus de toutes choses ; par où l’on voit que ce n’est pas le prix absolu des produits, mais leur abondance, qui fait la richesse. Lors donc qu’on veut juger comparativement la restriction et la liberté, il ne faut pas se demander laquelle des deux engendre le bon marché ou la cherté, mais laquelle des deux amène l’abondance ou la disette.
Car, remarquez ceci : les produits s’échangeant les uns contre les autres, une rareté relative de tout et une abondance relative de tout laissent exactement au même point le prix absolu des choses, mais non la condition des hommes.
Pénétrons un peu plus avant dans le sujet.
Quand on a vu les aggravations et les diminutions de droits produire des effets si opposés à ceux qu’on en attendait, la dépréciation suivre souvent la taxe et le renchérissement accompagner quelquefois la franchise, il a bien fallu que l’économie politique cherchât l’explication d’un phénomène qui bouleversait les idées reçues ; car, on a beau dire, la science, si elle est digne de ce nom, n’est que la fidèle exposition et la juste explication des faits.
Or, celui que nous signalons ici s’explique fort bien par une circonstance qu’il ne faut jamais perdre de vue.
C’est que la cherté a deux causes, et non une.
Il en est de même du bon marché [2].
C’est un des points les mieux acquis à l’économie politique, que le prix est déterminé par l’état de l’Offre comparé à celui de la Demande.
Il y a donc deux termes qui affectent le prix : l’Offre et la Demande. Ces termes sont essentiellement variables. Ils peuvent se combiner dans le même sens, en sens opposé et dans des proportions infinies. De là des combinaisons de prix inépuisables.
Le prix hausse, soit parce que l’Offre diminue, soit parce que la Demande augmente.
Il baisse, soit que l’Offre augmente ou que la Demande diminue.
De là deux natures de cherté et deux natures de bon marché ;
Il y a la cherté de mauvaise nature, c’est celle qui provient de la diminution de l’Offre ; car celle-là implique rareté, implique privation (telle est celle qui s’est fait ressentir cette année sur le blé) ; il y a la cherté de bonne nature, c’est celle qui résulte d’un accroissement de demande ; car celle-ci suppose le développement de la richesse générale.
De même, il y a un bon marché désirable, c’est celui qui a sa source dans l’abondance ; et un bon marché funeste, celui qui a pour cause l’abandon de la demande, la ruine de la clientèle.
Maintenant, veuillez remarquer ceci : la restriction tend à provoquer à la fois et celle de ces deux chertés et celui de ces deux bons marchés qui sont de mauvaise nature : la mauvaise cherté, en ce qu’elle diminue l’Offre, c’est même son but avoué, et le mauvais bon marché, en ce qu’elle diminue aussi la Demande, puisqu’elle donne une fausse direction aux capitaux et au travail, et accable la clientèle de taxes et d’entraves.
En sorte que, quant au prix, ces deux tendances se neutralisent ; et voilà pourquoi ce système, restreignant la Demande en même temps que l’Offre, ne réalise pas même, en définitive, cette cherté qui est son objet.
Mais, relativement à la condition du peuple, elles ne se neutralisent pas ; elles concourent au contraire à l’empirer.
L’effet de la liberté est justement opposé. Dans son résultat général, il se peut qu’elle ne réalise pas non plus le bon marché qu’elle promettait ; car elle a aussi deux tendances, l’une vers le bon marché désirable par l’extension de l’Offre ou l’abondance, l’autre vers la cherté appréciable par le développement de la Demande ou de la richesse générale. Ces deux tendances se neutralisent en ce qui concerne les prix absolus ; mais elles concourent en ce qui touche l’amélioration du sort des hommes.
En un mot, sous le régime restrictif, et en tant qu’il agit, les hommes reculent vers un état de choses où tout s’affaiblit, Offre et Demande ; sous le régime de la liberté, ils progressent vers un état de choses où elles se développent d’un pas égal, sans que le prix absolu des choses doive être nécessairement affecté. Ce prix n’est pas un bon criterium de la richesse. Il peut fort bien rester le même, soit que la société tombe dans la misère la plus abjecte, soit qu’elle s’avance vers une grande prospérité.
Qu’il nous soit permis de faire en peu de mots l’application de cette doctrine.
Un cultivateur du Midi croit tenir le Pérou parce qu’il est protégé par des droits contre la rivalité extérieure. Il est pauvre comme Job, n’importe ; il n’en suppose pas moins que la protection l’enrichira tôt ou tard. Dans ces circonstances, si on lui pose, comme le fait le comité Odier, la question en ces termes :
« Voulez-vous, oui ou non, être assujetti à la concurrence étrangère ? » son premier mouvement est de répondre : « Non. » — Et le comité Odier donne fièrement un grand éclat à cette réponse.
Cependant il faut aller un peu plus au fond des choses. Sans doute, la concurrence étrangère, et même la concurrence en général, est toujours importune ; et si une profession pouvait s’en affranchir seule, elle ferait pendant quelque temps de bonnes affaires.
Mais la protection n’est pas une faveur isolée, c’est un système. Si elle tend à produire, au profit de ce cultivateur, la rareté du blé et de la viande, elle tend aussi à produire, au profit d’autres industriels, la rareté du fer, du drap, du combustible, des outils, etc., soit la rareté en toutes choses.
Or, si la rareté du blé agit dans le sens de son enchérissement, par la diminution de l’Offre, la rareté de tous les autres objets contre lesquels le blé s’échange agit dans le sens de la dépréciation du blé par la diminution de la Demande ; en sorte qu’il n’est nullement certain qu’en définitive le blé soit d’un centime plus cher que sous le régime de la liberté. Il n’y a de certain que ceci : que, comme il y a moins de toutes choses dans le pays, chacun doit être moins bien pourvu de toutes choses.
Le cultivateur devrait bien se demander s’il ne vaudrait pas mieux pour lui qu’il entrât du dehors un peu de blé et de bétail, mais que, d’un autre côté, il fût entouré d’une population aisée, habile à consommer et à payer toutes sortes de produits agricoles.
Il y a tel département où les hommes sont couverts de haillons, habitent des masures, se nourrissent de châtaignes. Comment voulez-vous que l’agriculture y soit florissante ? Que faire produire à la terre avec l’espoir fondé d’une juste rémunération ? De la viande ? On n’en mange pas. Du lait ? On ne boit que l’eau des fontaines. Du beurre ? C’est du luxe. De la laine ? On s’en passe le plus possible. Pense-t-on que tous les objets de consommation puissent être ainsi délaissés par les masses, sans que cet abandon agisse sur les prix dans le sens de la baisse, en même temps que la protection agit dans le sens de la hausse ?
Ce que nous disons d’un cultivateur, nous pouvons le dire d’un manufacturier. Les fabricants de draps assurent que la concurrence extérieure avilira les prix par l’accroissement de l’Offre. Soit ; mais ces prix ne se relèveront-ils pas par l’accroissement de la Demande ? La consommation du drap est-elle une quantité fixe, invariable ? Chacun en est-il aussi bien pourvu qu’il pourrait et devrait l’être ? et si la richesse générale se développait par l’abolition de toutes ces taxes et de toutes ces entraves, le premier usage qu’en ferait la population ne serait-il pas de se mieux vêtir ?
La question, l’éternelle question, n’est donc pas de savoir si la protection favorise telle ou telle branche spéciale d’industrie, mais si, tout compensé, tout calcul fait, la restriction est, par sa nature, plus productive que la liberté.
Or, personne n’ose le soutenir. C’est même ce qui explique cet aveu qu’on nous fait sans cesse : « Vous avez raison en principe. »
S’il en est ainsi, si la restriction ne fait du bien à chaque industrie spéciale qu’en faisant un plus grand mal à la richesse générale, comprenons donc que le prix lui-même, à ne considérer que lui, exprime un rapport entre chaque industrie spéciale et l’industrie générale, entre l’Offre et la Demande, et que, d’après ces prémisses, ce prix rémunérateur, objet de la protection, est plus contrarié que favorisé par elle.
[1]: Récemment, M. Duchâtel, qui jadis demandait la liberté en vue des bas prix, a dit à la Chambre : « Il ne me serait pas difficile de prouver que la protection amène le bon marché. »
[2]: L’auteur, dans le discours qu’il prononça, le 29 septembre 1846, à la salle Montesquieu, a, par une image saisissante, présenté une démonstration de la même vérité. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
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