Réforme parlementaire [1]

Frédéric Bastiat

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La Révolution de Juillet a placé le sol de la patrie sous un drapeau où sont inscrits ces deux mots : Liberté, Ordre.

Si l’on met de côté quelques systèmes complétement excentriques, apocalypses de nos illuminés modernes, ce qui fait le fond des désirs communs, de l’opinion générale, c’est l’aspiration vers la réalisation simultanée de ces deux biens : Liberté, Ordre. Ils comprennent en effet tout ce que les hommes ont à demander aux Gouvernements. — Les écoles excentriques dont je parlais tout à l’heure vont, il est vrai, beaucoup plus loin. Elles demandent aux Gouvernements la richesse pour tous, la moralité, l’instruction, le bien-être, le bonheur, que sais-je ? — Comme si le gouvernement était lui-même autre chose qu’un produit de la société, et comme si, loin de pouvoir lui donner la sagesse et l’instruction, il n’était pas lui-même plus ou moins sage et éclairé selon que la société a plus ou moins de vertus et de lumières.

Quoi qu’il en soit, le point sur lequel la généralité des hommes se rallie est celui-ci : admettre toute réforme qui étende la Liberté en même temps qu’elle consolide l’Ordre, — repousser toute innovation qui compromet l’un et l’autre de ces bienfaits.

Mais ce qui établit la plus grande séparation parmi les esprits, c’est la préférence ou plutôt la prééminence qu’ils accordent à la liberté ou à l’ordre. Je n’ai pas besoin de dire que je ne parle point ici des hommes qui se mettent derrière des doctrines pour satisfaire leur ambition. Ceux-là se font les apôtres de l’ordre ou de la liberté, selon qu’ils ont à gagner ou à perdre à une innovation quelconque. — Je n’ai en vue que les esprits calmes, impartiaux, qui font, après tout, l’opinion publique. — Je dis que ces esprits ont cela de commun que tous ils veulent la liberté et l’ordre ; mais ils diffèrent en ceci, que les uns se préoccupent davantage de la liberté, les autres prennent surtout souci de l’ordre.

De là dans les chambres le centre et les extrémités, de là les libéraux et les conservateurs, les progressistes et ce qu’on a nommé improprement les bornes.

Remarquons en passant qu’entre les hommes consciencieux qui fixent principalement leurs yeux sur un des mots de la devise de Juillet, les accusations réciproques sont véritablement puériles. Parmi les amis de la liberté, il n’en est aucun qui admît un changement dans la loi, s’il lui était démontré que ce changement dût amener le désordre dans la société, surtout d’une manière permanente. D’une autre part, au sein du parti de l’ordre, il n’est pas un homme tellement borne qu’il n’accueillît une réforme favorable au développement de la liberté, s’il était complétement rassuré sur le maintien de l’ordre, et à plus forte raison s’il pensait qu’elle aurait encore pour effet de rendre le pouvoir plus fort, plus stable, plus capable de remplir sa mission et de garantir la sécurité des personnes et des propriétés.

Si donc, parmi les Réformes dont l’esprit public se préoccupe depuis quelques années, il en était une qui dût satisfaire à la fois à cette double condition, dont le résultat évident fût, d’une part, de faire rentrer le pouvoir dans ses attributions réelles, en arrachant de ses mains tout ce qui s’y trouve par suite d’empiétements sur les libertés publiques, et, d’autre part, de rendre à ce pouvoir ainsi borné dans son œuvre, une stabilité, une permanence, une liberté d’action, une popularité, qu’il ne connaît pas aujourd’hui, cette réforme, j’ose le dire, pourrait bien être repoussée par ceux qui profitent de l’abus qu’il s’agit de ruiner, mais elle devrait être accueillie par les hommes consciencieux sur tous les bancs de la Chambre, et, dans le public, par toutes les opinions que ces hommes représentent.

Telle est, ce me semble, la réforme parlementaire.

Pour savoir ce que la liberté et l’ordre auraient à gagner ou à risquer de cette réforme, il faut rechercher comment ils sont affectés par l’état de choses actuel.

Sous l’empire de la loi électorale qui nous régit, environ cent cinquante à deux cents fonctionnaires publics ont pénétré dans l’enceinte législative, et ce nombre peut s’augmenter encore. Nous rechercherons quelle influence il doit en résulter sur la liberté.

En outre, toujours sous l’empire de cette loi, les députés qui ne sont pas fonctionnaires et qui, à raison de leurs précédents ou de leurs engagements envers les électeurs, ne peuvent pas le devenir en s’alliant un Ministère, peuvent faire irruption dans la région du Pouvoir par une autre voie, par celle de l’opposition. — Nous rechercherons les résultats de cet état de choses par rapport à la stabilité du pouvoir, et à l’ordre social.

Nous examinerons les objections que l’on a faites contre le principe de l’incompatibilité.

Nous tâcherons enfin de proposer les bases d’une bonne loi, en tenant compte de celles de ces objections qui ont quelque chose de réel……

 

§ 1er. — De l’influence de l’admissibilité des députés aux fonctions publiques sur la liberté.

Aux yeux de la classe d’hommes qui se disent libéraux, qui sont bien loin de croire que tous les progrès de la société dans le sens de la liberté se font aux dépens de l’ordre public, qui sont au contraire convaincus que rien n’est plus propre à affermir la tranquillité, la sécurité, le respect de la propriété et des droits, que les lois qui sont conformes à la justice absolue, pour cette classe d’hommes, dis-je, la proposition que j’ai à démontrer ici semble si évidente qu’il paraît peu nécessaire d’insister beaucoup sur sa démonstration.

Quel est en effet le principe du gouvernement représentatif ? C’est que les hommes qui composent un peuple ne sont la propriété ni d’un prince, ni d’une famille, ni d’une caste, c’est qu’ils s’appartiennent à eux-mêmes ; c’est que l’administration doit se faire non point dans l’intérêt de ceux qui administrent, mais dans l’intérêt de ceux qui sont administrés ; c’est que l’argent des contribuables doit être dépensé pour l’avantage des contribuables et non pour l’avantage des agents entre qui cet argent se distribue ; c’est que les lois doivent être faites par la masse qui y est soumise et non par ceux qui les décrètent ou les appliquent.

Il suit de là que cette immense portion de la nation qui est gouvernée a le droit de surveiller la petite portion à qui le gouvernement est confié ; qu’elle a le droit de décider en quel sens, dans quelles limites, à quel prix elle veut être administrée ; d’arrêter le Pouvoir quand il usurpe des attributions qui ne sont pas de sa compétence, et cela soit directement en rejetant les lois qui organisent ces attributions, soit indirectement en refusant tout salaire aux agents par qui ces attributions malfaisantes sont exercées.

La nation en masse ne pouvant exercer ces droits, elle le fait par représentants ; elle choisit dans son sein des députés auxquels elle confie cette mission de contrôle et de surveillance.

Ne tombe-t-il pas sous le sens que ce contrôle risque de devenir complétement inefficace, si les électeurs nomment pour leurs députés les hommes mêmes qui administrent, qui gèrent, qui gouvernent, c’est-à-dire si le pouvoir et le contrôle sont livrés aux mêmes mains ?

Nos charges de toute nature dépassent 1,500 millions, et nous sommes 34 millions ; nous payons donc en moyenne chacun 45, ou par famille de cinq personnes 225 fr. Cela est certes exhorbitant. Comment en sommes-nous venus là, en temps de paix, et sous un régime où nous sommes censés tenir les cordons de la bourse ? Eh mon Dieu ! la raison en est simple ; c’est que si nous, contribuables, sommes censés tenir les cordons de la bourse, nous ne les tenons pas réellement ; nous les avons un moment entre nos doigts pour les dénouer bien bénignement, et, cela fait, nous les remettons aux mains de ceux qui y puisent. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que nous nous étonnons ensuite de la sentir s’alléger de jour en jour. Ne ressemblons-nous pas à cette cuisinière qui, en sortant, disait au chat : Gardez bien les ortolans, et si le chien vient, montrez-lui les griffes.

Ce que je dis de l’argent on peut le dire de la liberté ! à vrai dire, et quoique cela paraisse un peu prosaïque, argent, liberté, cela ne fait qu’un. — (Développement de cette pensée……)

 

Je me suppose roi ; je suppose qu’amené par les événements à octroyer une constitution à mon peuple, je désire cependant retenir autant d’influence et de pouvoir que possible, comment m’y prendrais-je ?

Je commencerais par dire : « On n’accordera aux députés aucune indemnité. » Et pour faire passer cet article, je ne manquerais pas de faire du sentimentalisme, de vanter la beauté morale de l’abnégation, du dévouement, du sacrifice. — Mais en réalité, je comprendrais parfaitement que les électeurs ne pourraient envoyer à la chambre que deux classes d’hommes : ceux qui possèdent une grande existence, comme dit M. Guizot, et ceux-là sont toujours disposés à se rallier à cour ; — et puis une foule de prétendants à la fortune, incapables de résister aux entraînements de la vie parisienne, aux éblouissements de la richesse, placés entre leur ruine infaillible et celle de leur famille et un essor assuré vers les hautes régions de la fortune et de la prépondérance. Je saurais bien que quelques natures privilégiées sortiraient triomphantes de l’épreuve, mais enfin, une telle disposition me permettrait d’espérer au moins une grande influence sur la formation des majorités.

Mais comment séduire ces députés ? Faudra-t-il leur offrir de l’argent ? Mais d’abord, il faut le reconnaître à l’honneur de notre pays, la corruption sous cette forme est impraticable au moins sur une échelle un peu vaste ; d’ailleurs, ma liste civile n’y suffirait pas ; il est bien plus habile et plus divertissant de faire payer la corruption par ceux-là mêmes qui en souffrent, et de prendre dans la poche du public de quoi solder l’apostasie de ses défenseurs. Il suffira donc qu’une constitution porte ces deux dispositions :

Le roi nomme à toutes les places ;

Les députés peuvent arriver à toutes les places.

Il faudrait que je fusse bien malhabile ou la nature humaine bien perfectionnée si, avec ces deux bouts de charte, je n’étais pas maître du parlement.

Remarquez, en effet, combien le pas est glissant pour le député. Il ne s’agit pas ici d’une corruption abjecte, de votes formellement achetés et vendus. — Vous êtes habile, M. le député, vos discours déploient de grandes connaissances en diplomatie ; la France sera trop heureuse que vous la représentiez à Rome ou à Vienne. — Sire, je n’ai pas d’ambition ; j’aime par-dessus tout la retraite, le repos, l’indépendance. — Monsieur, on se doit à son pays. — Sire, vous m’imposez le plus rude des sacrifices. — Tout le public vous en sera reconnaissant.

Un autre est simple juge de paix de son endroit et s’en contente.

— Vraiment, monsieur, votre position n’est guère en harmonie avec le mandat législatif. Le procureur du roi qui vous fait la cour aujourd’hui peut vous gronder demain. — Sire, je tiens à ma modeste place ; elle faisait toute l’ambition du grand Napoléon. — Il faut pourtant la quitter : vous devez être conseiller de cour royale. — Sire, mes intérêts en souffriront ; puis les déplacements, les dépenses… — Il faut savoir faire des sacrifices, etc.

On a beau vouloir faire du sentimentalisme ; il faut n’avoir aucune connaissannce du cœur humain, ne s’être jamais étudié sincèrement, n’avoir jamais suivi le conseil de l’oracle : Nosce te ipsum, et ignorer la subtilité des passions pour s’imaginer que les députés, qui sont appelés à faire une certaine figure dans le monde, sur qui l’on a les yeux ouverts, dont on exige une libéralité exceptionnelle, repousseront constamment les moyens de se donner de l’aisance, de la fortune, de l’influence, d’élever et de placer leurs fils, et cela par une voie qu’on a soin de leur présenter comme honorable, méritoire. Est-il besoin de reproduire ici la secrète argumentation qui, dans le fond du cœur, déterminera leur chute ?

On dit : il faut bien avoir confiance en ceux qui gouvernent. — L’objection est puérile. Si la défiance n’est pas admissible, à quoi bon le gouvernement représentatif ? Des publicistes d’un grand talent, et entre autres M. de Lamartine, ont repoussé la réforme parlementaire et la loi des incompatibilités, sous le prétexte que la France est la patrie de l’honneur, de la générosité, du désintéressement ; qu’on ne peut pas supposer qu’un député, en tant que tel, élargisse le pouvoir dont il est investi en tant que fonctionnaire, ou en grossisse les émoluments ; que ce serait là une nouvelle loi des suspects, etc.

Eh mon Dieu ! y a-t-il dans nos sept codes une seule loi qui ne soit une loi de méfiance ? Qu’est-ce que la Charte, si ce n’est tout un système de barrières et d’obstacles aux empiétements possibles du roi, de la pairie, des ministres ? La loi de l’inamovibilité a-t-elle été faite pour la commodité des juges ou en vue des conséquences funestes que pourrait avoir leur position dépendante ?

Je ne puis souffrir, je l’avoue, qu’au lieu d’examiner scrupuleusement une mesure, on la répousse avec de grands mots, des phrases sonores, qui sont du reste en contradiction flagrante avec toute la série des actes qui constituent notre vie privée. Je voudrais bien savoir ce que M. de Lamartine dirait à son régisseur, si celui-ci lui tenait ce langage : « Je vous apporte les comptes de ma gestion, mais la mauvaise foi ne se présume pas. En conséquence, j’espère que vous me laisserez le soin de les vérifier moi-même et de les faire vérifier par mon fils. »

Il faut véritablement fermer volontairement les yeux à la lumière, ne pas consentir à voir le cœur humain et les mobiles de nos actions, tels qu’ils sont, pour dire que l’honneur, la délicatesse, la vertu devant toujours se présumer, il est indifférent de remettre le contrôle du pouvoir au pouvoir lui-même. Il serait bien plus simple de supprimer le contrôle. Si vous êtes si confiants, poussez donc la confiance jusqu’au bout. Ce serait encore un bon calcul ; car, je le dis en toute sincérité, nous serons certainement moins trompés par des hommes qui auront la pleine responsabilité de leurs actes que s’ils peuvent nous dire : « Vous aviez le droit de m’arrêter et vous m’avez laissé aller ; je ne suis pas le vrai coupable. »…

Maintenant, je le demande, une fois que la majorité sera acquise au pouvoir, non point par le concours libre, par l’assentiment raisonné des députés, mais parce que ceux-ci seront successivement enrôlés dans les rangs des gouvernants, pourra-t-on dire que nous sommes encore dans les conditions sincères du gouvernement représentatif ?

Voilà une loi. Elle froisse les intérêts et les idées de ceux qu’elle est destinée à régir. — Ils sont appelés à déclarer par l’organe de leurs représentants s’ils l’admettent ou la repoussent. — Évidemment, ils la rejetteront si ces représentants représentent en effet ceux que la loi est destinée à régir. — Mais s’ils représentent ceux qui la proposent, la soutiennent et sont appelés à l’exécuter, elle sera admise sans difficulté. Est-ce là le gouvernement représentatif ?…

[1]: Cette esquisse, c’est ainsi que l’auteur la désigne en marge, restée à l’état de fragment, est postérieure à 1840. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

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