Frédéric Bastiat
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Quelquefois le sophisme se dilate, pénètre tout le tissu d’une longue et lourde théorie. Plus souvent il se comprime, il se resserre, il se fait principe, et se cache tout entier dans un mot.
Dieu nous garde, disait Paul-Louis, du malin et de la métaphore ! Et, en effet, il serait difficile de dire lequel des deux verse le plus de maux sur notre planète. — C’est le démon, dites-vous ; il nous met à tous, tant que nous sommes, l’esprit de spoliation dans le cœur. Oui, mais il laisse entière la répression des abus par la résistance de ceux qui en souffrent. C’est le sophisme qui paralyse cette résistance. L’épée que la malice met aux mains des assaillants serait impuissante si le sophisme ne brisait pas le bouclier aux bras des assaillis ; et c’est avec raison que Malebranche a inscrit sur le frontispice de son livre cette sentence : L’erreur est la cause de la misère des hommes.
Et voyez ce qui se passe. Des ambitieux hypocrites auront un intérêt sinistre, comme, par exemple, à semer dans le public le germe des haines nationales. Ce germe funeste pourra se développer, amener une conflagration générale, arrêter la civilisation, répandre des torrents de sang, attirer sur le pays le plus terrible des fléaux, l’invasion. En tous cas, et d’avance, ces sentiments haineux nous abaissent dans l’opinion des peuples et réduisent les Français qui ont conservé quelque amour de la justice à rougir de leur patrie. Certes ce sont là de grands maux ; et pour que le public se garantît contre les menées de ceux qui veulent lui faire courir de telles chances, il suffirait qu’il en eût la claire vue. Comment parvient-on à la lui dérober ? Par la métaphore. On altère, on force, on déprave le sens de trois ou quatre mots, et tout est dit.
Tel est le mot invasion lui-même.
Un maître de forges français dit : Préservons-nous de l’invasion des fers anglais. Un landlord anglais s’écrie : Repoussons l’invasion des blés français ! — Et ils proposent d’élever des barrières entre les deux peuples. — Les barrières constituent l’isolement, l’isolement conduit à la haine, la haine à la guerre, la guerre à l’invasion. — Qu’importe ? disent les deux sophistes ; ne vaut-il pas mieux s’exposer à une invasion éventuelle que d’accepter une invasion certaine ? — Et les peuples de croire, et les barrières de persister.
Et pourtant quelle analogie y a-t-il entre un échange et une invasion ? Quelle similitude est-il possible d’établir entre un vaisseau de guerre qui vient vomir sur nos villes le fer, le feu et la dévastation, — et un navire marchand qui vient nous offrir de troquer librement, volontairement, des produits contre des produits ?
J’en dirai autant du mot inondation. Ce mot se prend ordinairement en mauvaise part, parce qu’il est assez dans les habitudes des inondations de ravager les champs et les moissons. — Si, pourtant, elles laissaient sur le sol une valeur supérieure à celle qu’elles lui enlèvent, comme font les inondations du Nil, il faudrait, à l’exemple des Égyptiens, les bénir, les déifier. — Eh bien ! avant de déclamer contre les inondations des produits étrangers, avant de leur opposer de gênants et coûteux obstacles, se demande-t-on si ce sont là des inondations qui ravagent ou de celles qui fertilisent ? — Que penserions-nous de Méhémet-Ali, si, au lieu d’élever à gros frais des barrages à travers le Nil, pour étendre le domaine de ses inondations, il dépensait ses piastres à lui creuser un lit plus profond, afin que l’Égypte ne fût pas souillée par ce limon étranger descendu des montagnes de la Lune ? Nous exhibons précisément ce degré de sagesse et de raison, quand nous voulons, à grand renfort de millions, préserver notre pays... — De quoi ? — Des bienfaits dont la nature a doté d’autres climats.
Parmi les métaphores qui recèlent toute une funeste théorie, il n’en est pas de plus usitée que celle que présentent les mots tribut, tributaire.
Ces mots sont devenus si usuels, qu’on en fait les synonymes d’achat, acheteur, et l’on se sert indifféremment des uns ou des autres.
Cependant il y a aussi loin d’un tribut à un achat que d’un vol à un échange, et j’aimerais autant entendre dire : Cartouche a enfoncé mon coffre-fort et il y a acheté mille écus, que d’ouïr répéter à nos honorables députés : Nous avons payé à l’Allemagne le tribut de mille chevaux qu’elle nous a vendus.
Car ce qui fait que l’action de Cartouche n’est pas un achat, c’est qu’il n’a pas mis, et de mon consentement, dans mon coffre-fort, une valeur équivalente à celle qu’il a prise.
Et ce qui fait que l’octroi de 500,000 francs que nous avons fait à l’Allemagne n’est pas un tribut, c’est justement qu’elle ne les a pas reçus à titre gratuit, mais bien en nous livrant en échange mille chevaux que nous-mêmes avons jugé valoir nos 500,000 francs.
Faut-il donc relever sérieusement de tels abus de langage ? Pourquoi pas, puisque c’est très sérieusement qu’on les étale dans les journaux et dans les livres.
Et qu’on n’imagine pas qu’ils échappent à quelques écrivains ignorant jusqu’à leur langue ! Pour un qui s’en abstient, je vous en citerai dix qui se les permettent, et des plus huppés encore, les d’Argout, les Dupin, les Villèle, les pairs, les députés, les ministres, c’est-à-dire les hommes dont les paroles sont des lois, et dont les sophismes les plus choquants servent de base à l’administration du pays.
Un célèbre philosophe moderne a ajouté aux catégories d’Aristote le sophisme qui consiste à renfermer dans un mot une pétition de principe. Il en cite plusieurs exemples. Il aurait pu joindre le mot tributaire à sa nomenclature. — En effet, il s’agit de savoir si les achats faits au dehors sont utiles ou nuisibles. — Ils sont nuisibles, dites-vous. — Et pourquoi ? — Parce qu’ils nous rendent tributaires de l’étranger. — Certes, voilà bien un mot qui pose en fait ce qui est en question.
Comment ce trope abusif s’est-il introduit dans la rhétorique des monopoleurs ?
Des écus sortent du pays pour satisfaire la rapacité d’un ennemi victorieux. — D’autres écus sortent aussi du pays pour solder des marchandises. — On établit l’analogie des deux cas, en ne tenant compte que de la circonstance par laquelle ils se ressemblent et faisant abstraction de celle par laquelle ils diffèrent.
Cependant cette circonstance, c’est-à-dire le non-remboursement dans le premier cas, et le remboursement librement convenu dans le second, établit entre eux une différence telle qu’il n’est réellement pas possible de les classer sous la même étiquette. Livrer 100 francs par force à qui vous serre la gorge, ou volontairement à qui vous donne l’objet de vos désirs, vraiment, ce sont choses qu’on ne peut assimiler. — Autant vaudrait dire qu’il est indifférent de jeter le pain à la rivière ou de le manger, parce que c’est toujours du pain détruit. Le vice de ce raisonnement, comme celui que renferme le mot tribut, consisterait à fonder une entière similitude entre deux cas par leur ressemblance et en faisant abstraction de leur différence.
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