Meeting hebdomadaire de la Ligue à la salle de l’Opéra.

Frédéric Bastiat

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13 mai 1843.

À l’occasion de la discussion sur les lois-céréales, discussion qui a occupé cinq séances entières de la Chambre des communes et qui n’est pas encore terminée, la Ligue s’est réunie, samedi 13 mai, à la salle de l’Opéra. Après un discours éloquent de M. Fox, la parole est à M. Cobden.

M. Cobden : C’est avec surprise que j’ai vu figurer mon nom sur l’affiche de la distribution des rôles. (Rires.) Notre président est d’un despotisme achevé, et ne laisse ni voix délibérative ni voix consultative à ce sujet. Si j’étais libre, j’aimerais mieux, pardonnez-le-moi, aller me reposer, car il était cinq heures ce matin quand je suis sorti du Parlement, après avoir assisté à une scène… comment la qualifierai-je ?… Une scène digne des bêtes sauvages d’Éphèse. (Rires et applaudissements.) Ce n’est pas d’ailleurs une tâche aisée que de succéder à M. Fox. Je regrette qu’il ne puisse pas répéter, lundi prochain, l’éloquent discours que vous venez d’entendre, à la Chambre des communes, où son grand talent, vous en conviendrez avec moi, devrait lui assurer une place. Mais quoique l’occasion lui en soit refusée, je pense qu’il en sera dit quelque chose lundi soir, car autant les membres du Parlement sont impatients de la critique qui s’attache à leurs représentations de Saint-Stephen, autant ils aiment à critiquer nos représentations de Drury-Lane et de l’Opera-House. Il n’a guère été question d’autre chose dans les derniers débats, et nos opérations sont devenues le thème favori du Parlement. Un autre sujet inépuisable pour ces Messieurs, c’est le blâme et les plaintes dirigés contre le représentant de Stockport. (Rires.) Je ne suis pas surpris que les membres des communes supportent impatiemment la critique du public, et puisque leurs belles manières devaient se manifester par une violence si inusitée, ils ont agi prudemment d’exclure de l’enceinte législative les étrangers et les journalistes. — Je voudrais que mes compatriotes de la classe ouvrière eussent été derrière les coulisses pour voir comment se comportent, en quelques occasions, ceux qui se disent leurs supérieurs. (Rires et applaudissements.)

Je ne sais vraiment que vous dire sur le fond de la question ; je me sens tout à fait dans la thèse de sir Robert Peel. Je n’ai pas de nouveaux arguments à faire valoir, et je ne puis que vous chanter toujours le même refrain. (Rires.) Mais, croyez-moi bien, les plus vieux arguments sont les meilleurs. (Écoutez ! écoutez !) Le tout est de les bien comprendre. Je ne suis pas bien sûr que vous ayez aucune raison, ni même aucun droit à obtenir la liberté des échanges, si vous ne la comprenez parfaitement, si vous ne la désirez avec ardeur. Mais, une chose dont je suis sûr, c’est qu’en l’absence de cette intelligence et de cette volonté, vous l’auriez aujourd’hui, que vous la perdriez demain. — Je vais donc continuer mon cours ; ce sera sans doute toujours le vieux refrain. Mais je vois parmi vous des jeunes gens ; pourquoi ne les instruirions-nous pas ? pourquoi ne les mettrions-nous pas à même de convertir les vieux monopoleurs, en retournant à leurs foyers ? (Approbation.) Qu’est-ce que le monopole du pain ? c’est la disette du pain. Vous êtes surpris d’apprendre que la législation de ce pays, à ce sujet, n’a pas d’autre objet que de produire la plus grande disette de pain qui se puisse supporter ? et cependant ce n’est pas autre chose. (Écoutez ! écoutez !) La législation ne peut atteindre le but qu’elle poursuit que par la disette. Ne vous semble-t-il pas que c’est assez clair ? — Quelle chose dégoûtante de voir la Chambre des communes…, je dis dégoûtante ici, ailleurs le mot ne serait pas parlementaire. Mon ami, le capitaine Bernai, leur a dit le mot en face ; mais rappelé à l’ordre par le président, il a dû s’excuser et retirer l’expression. Mais allez, comme je l’ai fait, d’abord à la barre de la Chambre des lords, et puis à la Chambre des communes, et vous verrez que le fond de leurs discours c’est : rentes ! rentes ! rentes ! cherté ! cherté ! cherté ! rentes ! rentes ! rentes ! (Rires et applaudissements.) Qu’est-ce que cela signifie ? Voilà une collection de grands seigneurs, de dignes gentilshommes assurément, et faisant figure sur les coussins de soie de la Chambre des lords, mais, du reste, ne dépassant guère le niveau de l’intelligence ordinaire, et fort peu au-dessus de la médiocrité, selon ce que j’en puis savoir, en vertus et en connaissance ; — mais enfin les voilà. Et que sont-ils? — des marchands de blé et de viande. (Bruyants applaudissements.) C’est là ce qui les fait vivre, et ils vont à la législature, pour assurer, par acte du parlement, un prix élevé, un prix de monopole, à la chose qu’ils mettent en vente. C’est là leur grande affaire. Ce que je dis peut n’être pas parlementaire, mais c’est la vérité. (Applaudissements.) Voilà encore de grands seigneurs à la Chambre des communes, très-dignes gens sans doute, et qui représentent fidèlement les lumières et les vertus de leurs commettants. Cependant je suis fâché de le dire, la plupart d’entre eux tirent leurs revenus de la vente des blés et des bestiaux ; et quelle a été leur occupation pendant toute cette semaine ? de combattre vigoureusement pour maintenir, par acte du Parlement, le prix de leurs marchandises. (Applaudissements.) S’il y avait un Pasquin sur les murs de Saint-Stephen, j’écrirais en vers, au-dessus de son effigie : Ici résident les marchands de grains. — Vous ne voyez pas les hommes qui ont des cotons, des draps, des soieries, ou des fers à vendre, quelle que soit la détresse de leur commerce, entrer d’un pas délibéré à la Chambre des communes, et y faire des lois pour s’assurer des prix élevés ; pourquoi les maîtres de forges, les imprimeurs sur étoffes, n’auraient-ils pas aussi leur échelle mobile ? Ils pourraient s’adjuger 1 sh. 2 d. de protection. Et pourquoi pas 1 sh. 6 d.? on peut bien être généreux quand on l’est envers soi-même. Mais il n’y a pas jusqu’aux grooms qui gardent leurs chevaux à la porte de la Chambre qui ne riraient après eux. Pourquoi donc tolérez-vous que les grands seigneurs aillent à la Chambre des communes, et convertissent en une halle ce qui devrait être le temple de la justice ? (Approbation.) Pourquoi le peuple tolère-t-il cela ? parce que, fasciné par le vieux système féodal, il voit avec indulgence, que dis-je ? avec vénération, de la part des possesseurs du sol, des actions pour lesquelles il honnirait les hommes qui dirigent, dans la boutique ou l’atelier, une honnête industrie. (Applaudissements.) Mais mon devoir est d’instruire les enfants mêmes, afin que, rentrés chez eux, ils catéchisent jusqu’à leurs grand’mères. (Éclats de rire.) Ces enfants entendront dire sans doute que la protection n’a pas pour but d’élever le prix du blé, mais d’en augmenter la production intérieure. Et comment veut-on arriver à ce résultat ? d’abord le moyen est bizarre, et le sens commun peut trouver étrange qu’on essaye de procurer l’abondance en excluant l’abondance. (Écoutez !) Mais voyons les effets. Le peuple est-il nourri de pain blanc ? Selon le docteur Marsham, cinq millions d’habitants vivent de pain d’avoine, et cinq autres millions de pommes de terre. Que l’enfant revienne donc vers sa grand’mère, et qu’il lui dise : Le plan a failli, car le peuple n’est pas nourri. Quelle objection peut-on faire alors à l’essai de notre plan, en laissant entrer le blé étranger? Qui le mangera ? Ce ne sont pas sans doute ceux qui assistent à ce meeting ; ils en ont plus qu’il ne leur en faut. Si donc il en entre davantage, il sera consommé par ceux qui n’en mangent pas assez ou ceux qui n’en mangent pas du tout. (Applaudissements.) Donc, laissez arriver le blé. Mais ici vous êtes assaillis d’un débordement d’arguments tirés des charges qui pèsent sur le sol, du danger de dépendre de l’étranger, du développement exagéré des machines, etc. La réponse à laquelle l’enfant doit se tenir attaché, est celle-ci : Toutes ces choses peuvent être très-fâcheuses, mais rien n’est plus fâcheux que la rareté des aliments ; il pourrait être bon de ne pas dépendre de l’étranger, si nous ne dépendions pas de gens qui nous traitent plus mal chez nous. Mes malheureux commettants de Stockport dépendent de la production intérieure, et ils se trouvent si mal nourris, depuis tantôt cinq ans, qu’ils aimeraient mieux dépendre des Russes, des Polonais, des Allemands ou des Américains, ou de quelque nation que ce soit sur la surface de la terre, plutôt que de se fier aux nobles marchands qui ont érigé le système exclusif. Mais les landlords objectent qu’ils payent de plus lourdes taxes que les autres classes de la société. En admettant que, possédant le pouvoir de manipuler les taxes, ces anges de désintéressement les aient toutes placées sur leurs propres épaules, comme Sancho Pança ; eh bien ! dans ce cas même, qu’ils les rectifient, qu’ils les fassent passer sur d’autres ; mais cela ne justifie point la rareté des aliments. Il y a une autre grande duperie mise en avant par l’ennemi, et qui a trompé beaucoup d’enfants de tous âges. C’est la question des machines. Mais une aiguille est une machine, un dé à coudre est une machine, c’est un grand progrès sur l’ongle du pouce. (Rires.) J’ai toujours trouvé que les plus grandes clameurs contre les machines partent de gens qui, d’une façon ou d’une autre, se servent de machines pour leurs propres affaires. Mais ils ont entendu parler de quelque merveilleuse invention dans le nord de l’Angleterre, et les monopoleurs se sont empressés de les mettre sur une fausse quête, en leur persuadant que c’est là ce qui nuit au peuple, et non la taxe du pain. J’ai rencontré à Yarmouth un de ces hommes qui vont vociférant contre les machines. Je lui demandai de quelle espèce de machine il se plaignait ; il me répondit : Du power-loom. Vous en servez-vous à Yarmouth ? lui dis-je. — À Yarmouth, nous ne tissons ni ne filons, mais nous prenons du poisson. — Et quel poisson ? — Du hareng. — De quoi vous servez-vous pour le prendre ? — De filets, et de très-grands filets encore. — Pourquoi ne vous servez-vous pas de lignes et d’hameçons ? (Acclamations.) — La réponse me prouva qu’il est dangereux de s’immiscer dans les affaires des autres, car un vieux pêcheur prit ma question en très-mauvaise part, et me dit : Nous n’avons que faire d’hameçons. — Mais pourquoi ? insistai-je. — Parce que ce serait trop de peine, répondit le vieux pêcheur. — Voilà tout le secret ; voilà aussi la raison pour laquelle on ne file plus avec la quenouille et le fuseau. — Ce serait trop de peine.

En ce qui concerne le manque d’emploi occasionné par les machines, il n’y a jamais eu de plus grande méprise depuis le commencement du monde. Il y a dans le comté de Lancastre un million cinq cent mille habitants, dont cinq cent mille n’y sont pas nés, mais sont venus des comtés où les machines sont inconnues, vers celui où les inventions les plus merveilleuses épargnent de plus en plus le travail de l’homme. C’est là que la population s’est le plus rapidement accrue depuis vingt ans. Que pensez-vous que soient devenus les enfants dans les villages où la population se montre stationnaire ? Il y a, dans les districts ruraux du Lancastre, des villages qui ne sont pas maintenant plus populeux qu’à l’époque où Guillaume le Conquérant fit dresser le doomsday-book. Cela peut paraître étonnant, mais cela est vrai. Un de mes amis, qui est à côté de moi, s’est beaucoup occupé de réfuter cette erreur. Il a pris la peine de parcourir une grande partie du Lancastre, principalement là où les machines n’ont pas été introduites ; il a compulsé les registres des baptêmes et des funérailles, et il a trouvé, en général, trois naissances contre deux décès ; qu’est donc devenue cette population excédante ? Elle a afflué vers Blackburn, vers Bolton, vers les villes où elle a été employée par ces mêmes machines qu’on accuse de détruire l’emploi des bras. Je vous dirai quelle est l’utilité des machines : c’est d’accroître la puissance de la production ; mais à mesure qu’elles se multiplient, il faut que le marché du monde s’ouvre devant nous. Si nous avions la liberté du commerce, chaque perfectionnement mécanique serait suivi d’une diminution dans le prix de revient du produit, diminution qui mettrait le marchand à même de lui trouver de nouveaux débouchés. Le bon marché toujours croissant pousserait toujours nos produits plus loin vers les extrémités du globe. — À 1 shilling, tel article peut être envoyé en Allemagne ; — réduisez-le à 8 d., et il ira en Italie ; diminuez-le jusqu’à 6 d., et il pénétrera en Turquie ; — à 4, il se montrera en Perse ; à 2, il pénétrera jusque dans les régions les plus éloignées de l’Asie centrale. (Bruyants applaudissements.) Mais comment le marchand pourrait-il étendre ses opérations, s’il ne lui était pas permis de rapporter chez nous, en échange de nos produits, les produits que les autres peuples ont à nous donner ? Le statute-book laisse nos négociants exploiter le monde entier, y chercher des objets de convenance et de luxe pour la classe riche ; mais il ne permet pas qu’ils rapportent cette denrée, qui, parmi toutes les autres, pourrait contribuer au bien-être et au bonheur des ouvriers et de leurs familles, et cependant c’est le rude travail de leurs mains calleuses qui paye ces superfluités qu’on tolère, comme il payerait les denrées utiles qu’on exclut. Les législateurs donnent un libre accès aux objets de luxe qui peuvent décorer leurs personnes et embellir leurs fastueux palais : mais pourquoi défendent-ils l’entrée du blé ? Pourquoi empêchent-ils la Russie, la Pologne, l’Amérique de nous fournir du blé ? Pourquoi ? Parce qu’ils sont marchands de blé ! Ils devraient inscrire sur la porte de leurs demeures ces mots : « Marchands de blé ; aucune concurrence n’est permise. » (Bruyantes acclamations.) — Je vous ai dit que les étourdis qui se laissent prendre à de pareilles jongleries, ne sont que des enfants, quel que soit leur âge, et en effet, ne faut-il pas être bien novice, que ce soit faute d’années ou faute d’intelligence, pour tomber dans des pièges aussi grossiers ? Les lois-céréales affectent également toute la communauté, et la taxe du pain coûte plus aux habitants de Londres qu’à tous ceux du Lancastre ; et n’est-ce point une véritable puérilité que de se laisser mettre sur une fausse quête, et d’aller chercher la cause du mal dans le Lancastre, sans regarder autour de nous et chez nous ? Mais enfin, admettons que les machines aient l’effet qu’on leur attribue ; — condamnons ces puissantes inventions, ces merveilleuses applications de la science, qui ont arraché l’espèce humaine à l’état sauvage, et qui ont fait, pour ainsi dire, le fer lui-même participant de la vie ; ne voyons dans ces merveilles que malédictions pour le pays ; élevons-nous contre la Divinité elle-même : reprochons-lui d’avoir soufflé dans l’esprit humain le désir et la faculté de s’élever dans le champ indéfini des découvertes ; accordons tout cela. Qu’en résultera-t-il ? Est-ce que les choses en iront mieux, parce qu’une taxe sur le pain viendra ajouter ses nuisibles effets aux nuisibles effets de ces machines maudites ? (Véhémentes acclamations.) Je le répète, il n’y a que l’enfance, l’enfance morale, qui puisse être dupe de ces clameurs contre les machines, puisque nos maux sont les mêmes, que les machines soient une malédiction, ou qu’elles soient un bienfait ; puisqu’ils pèsent également sur nous tous, soit que nous travaillions avec nos dents et nos ongles, soit que nous appelions à notre aide les forces des vents et de la vapeur, — et ce que je dis des machines, je le dis aussi de toutes autres clameurs élevées pour faire perdre de vue le grand fléau, la grande iniquité : — la rareté des aliments.

Quelques personnes parlent d’un changement dans la valeur des espèces métalliques. Nous ne nous y opposons pas ; mais ce dont souffre le pays, ce n’est pas la rareté du numéraire, c’est la rareté des aliments, et jamais nos efforts ne se ralentiront, jusqu’à ce que nous ayons renversé toutes les barrières qui nous en séparent. (Bruyantes acclamations.) J’appelle une lourde responsabilité, comme chrétien et comme citoyen, sur quiconque néglige de plaider l’abrogation de la loi-céréale. Je ne veux pas qu’on infère de mes paroles qu’il n’y a pas, selon moi, des hommes consciencieux parmi nos adversaires ; mais, dans l’état présent du pays, la neutralité n’a pas d’excuse. Une loi, parmi les Spartiates, condamnait à mort les citoyens qui ne prenaient pas parti dans les grandes questions d’intérêt public. Quoique la Ligue n’entende pas infliger à ceux qui restent neutres d’exclusion physique, il est une exclusion civile dont elle frappera les citoyens qui n’entrent pas dans ses rangs. Si les banquiers, les armateurs et les marchands de la cité de Londres ne trouvent pas de loisirs pour étudier cette grande question, qu’ils soient moralement déposés du rang qu’ils occupent dans l’opinion publique, qu’ils descendent dans l’estime de leurs concitoyens au niveau de leurs commis et de leurs portiers ; ils ne méritent pas d’être élevés sur un piédestal d’or pour être vénérés comme des idoles. Qu’ils soient jugés selon leur mérite. (Applaudissements.) Tout homme qui comprend la question doit sortir de l’inaction et s’efforcer de rallier ses semblables à la vérité, car ce n’est que par la force de l’opinion que cette grande réforme peut être résolue. Il n’est personne qui ne puisse beaucoup pour l’avancement de notre cause. Des hommes, dont les noms étaient jusqu’ici inconnus, ont rendu de grands services en propageant autour d’eux les doctrines de la liberté commerciale. Je citerai un membre de la Société des Amis, qui, depuis deux années, a mis à distribuer les pamphlets de la Ligue une prodigieuse activité. Il a parcouru à pied tout le pays, depuis le comté de Warwick jusqu’au Hampshire, et a disséminé partout les vérités et les lumières. Avec le secours de tels auxiliaires, il nous est bien permis d’entretenir l’espoir d’un triomphe prochain et définitif. Cet humble serviteur de notre œuvre n’a été dirigé que par la conscience d’accomplir envers ses frères un grand devoir de charité. (Bruyantes acclamations.) Voilà un homme qui ne verserait pas une goutte de sang, même pour défendre sa propre vie, qui a visité plus de vingt mille maisons, y a déposé le germe de la vérité et de la justice, et qui, pour cette grande cause, a supporté plus de fatigues et de travaux que ne fit jamais le duc de Wellington lui-même. (Nouvelles acclamations.) Et quand le monde saura apprécier la vraie moralité des actions, c’est à la mémoire de ce quaker obscur et modeste, plutôt qu’à celle de Wellington, qu’il dressera des statues. (Bravos.) Cet homme excellent, de même que beaucoup d’autres de ses frères en religion, s’est efforcé de propager les principes de la Ligue, non-seulement parce qu’il croit que la liberté commerciale fera descendre l’aisance et le bien-être dans la masse du peuple, mais encore parce qu’il la considère comme le seul moyen humain d’unir toutes les nations par les liens d’une paix durable, de faire cesser à jamais le fléau de la guerre et d’extirper du sein des nations cette force brutale qui, maintenue sous prétexte de les défendre, retombe sur elles d’un poids accablant, sous la forme de marine militaire et d’armée permanente, funestes et prodigieuses créations qui n’ont servi jusqu’ici qu’à élever par une route sanglante les Clives et les Wellington. (Acclamations prolongées.) Vous avez entendu dire, dans le dernier débat du Parlement, que le principe de la liberté des échanges, quoique vrai, ne s’adaptait pas aux circonstances actuelles. Un honorable membre a dit que c’était la vérité abstraite et sans application aux temps modernes. (Écoutez ! écoutez !) Quoi donc ! Faut-il conclure de là que nos chambres législatives n’ont rien de commun avec la justice et la vérité ? La mission du Parlement est de faire justice ; et depuis quand la justice n’est-elle point applicable à la population de ce pays ? Voulez-vous savoir pourquoi la justice n’est pas applicable ? C’est que la plupart des membres de cette assemblée sont intéressés au maintien de l’injustice. Le chef des monopoleurs s’est levé dans la chambre et il a dit en propres termes au ministre de sa création : « Tu iras jusque-là, tu n’iras pas plus loin. » Que penser d’un premier ministre qui se soumettrait à une telle domination ? (Tonnerre d’applaudissements.) Pour moi, si je me complais dans la défense du grand principe de la liberté, c’est que, dans ma profonde conviction, il implique les plus chers intérêts de l’humanité ; il tend à unir de plus en plus les nations de la terre, à faire prévaloir la paix, la moralité, la sage administration ; à saper la domination des classes privilégiées. J’en appelle à mon pays, j’adjure tous nos concitoyens de se rallier à ce grand mouvement contre le monopole, s’ils veulent partager la douce satisfaction qui naît de l’accomplissement d’un devoir et de la conscience qu’on n’a point refusé aide et assistance à la cause de l’humanité. (Applaudissements.)

Au mois d’octobre 1843, la ville de Londres dut procéder à l’élection d’un membre de la Chambre des communes. Le candidat était M. Baring, chef de la première maison de banque d’Angleterre, frère de lord Ashburton, appuyé tout à la fois par l’aristocratie, la banque, le haut commerce, le monopole et le gouvernement. C’est dans ces circonstances que la Ligue voulut essayer ses forces et son influence. Elle suscita pour concurrent à M. Baring un de ses membres, M. Pattison. Un grand meeting tenu à Liverpool, le 4 octobre, prit à l’unanimité la résolution suivante : « Qu’une vacance ayant lieu dans la représentation de la cité de Londres, ce meeting remontrera sérieusement aux électeurs de la métropole qu’ils sont appelés à exercer leurs droits dans un moment décisif ; qu’il importe que la première cité commerciale du monde dise si elle entend soutenir un ami ou un ennemi de ce commerce qui est la base de sa grandeur ; que ce meeting fera un appel aux citoyens de Londres pour qu’ils accordent leurs suffrages à un avocat de l’abolition totale, immédiate et sans condition des lois-céréales, et de tous les monopoles, et pour qu’ils aident ainsi les amis de la liberté commerciale à faire consacrer le droit, pour tout Anglais, de disposer du fruit de son travail sur le marché du monde. »

Dès que cette résolution fut prise, la Ligue commença à agiter, comme elle a coutume de le faire dans toutes les circonstances importantes. Il n’entre pas dans notre sujet de consigner ici tous les épisodes de cette lutte. Les principaux traits s’en sont reproduits dans la séance tenue à Covent-Garden le 10 octobre, séance dont nous donnons un extrait. On sait d’ailleurs que la Ligue remporta un signalé triomphe par la nomination de M. Pattison.

Bastiat.orgLe Libéralisme, le vraiUn site par François-René Rideau