Frédéric Bastiat
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25 juin 1844.
Le 25 juin 1844, l’ordre du jour de la Chambre des communes amena enfin la discussion sur la motion annuelle de M. Ch. Pelham Villiers, pour l’abrogation de la loi-céréale.
La composition actuelle de la Chambre ne permet pas de penser que les free-traders se bercent de l’espoir de faire triompher cette mesure radicale. Ils la présentent néanmoins, d’abord, pour faire naître l’occasion d’une discussion solennelle sur le terrain des principes, sachant fort bien que la raison, sinon le nombre, sera de leur côté, et qu’à la longue le nombre se rallie à la raison ; ensuite, afin de constater l’état de l’opinion publique, là où elle leur est certainement le plus défavorable, c’est-à-dire au Parlement.
L’annonce de cette grande discussion avait agité toute l’Angleterre. De toutes parts il se formait des meetings, où les électeurs (constituencies) formulaient des requêtes à leurs mandataires pour les sommer de respecter les droits du travail, de l’industrie et du commerce.
Ainsi qu’on l’a vu dans le discours de M. Fox, les circonstances n’étaient pas favorables à la motion de M. Villiers. D’abord les Whigs, toujours prêts à mettre l’intérêt général au second rang et l’intérêt de parti au premier, se montraient peu disposés à seconder les free-traders. Ils ne pouvaient oublier que, quelques jours avant, et dans deux occasions successives, les free-traders leur avaient fait manquer l’occasion de ressaisir le pouvoir. « Ils nous ont abandonnés, disaient-ils, et nous les abandonnons à notre tour. » Mais il y a cette différence que les Cobden, les Gibson, les Villiers avaient sacrifié les partis aux principes, tandis que les Whigs sacrifiaient les principes aux partis.
Les Whigs avaient d’ailleurs un autre motif de se montrer moins radicaux que l’année précédente. Les événements récents, en ébranlant le ministère Tory, leur avaient laissé entrevoir une chance d’arriver aux portefeuilles. Dès lors, ils avaient fait revivre le droit fixe, cet ancien projet de lord John Russell, et ils ne voulaient pas s’engager en votant pour l’abolition immédiate et totale de tous droits protecteurs.
La forme que M. Villiers avait donnée à sa proposition était aussi combinée de manière à faire reconnaître les forces des purs free-traders. C’était, selon l’expression anglaise, « a rigid test, » une pierre de touche sévère. En 1843, la motion de M. Villiers était ainsi formulée : « Que la Chambre se forme en comité pour examiner la convenance d’abroger les lois-céréales. » On conçoit que les partisans du droit fixe, et les hommes sincères dont l’opinion n’est pas bien arrêtée, pouvaient se rallier à une telle proposition, qui avait moins pour objet de résoudre la question que de la mettre officiellement à l’étude.
Mais, en 1844, la motion de M. Villiers était conçue ainsi :
« Que la Chambre se forme en comité pour examiner les résolutions suivantes :
« Il résulte du dernier recensement que la population du royaume s’accroît rapidement ;
« La Chambre reconnaît qu’un très-grand nombre de sujets de Sa Majesté est insuffisamment pourvu des objets de première nécessité ;
« Que cependant une loi est en vigueur qui restreint les approvisionnements, et, par conséquent, diminue l’abondance des aliments ;
« Que toute restriction ayant pour objet d’empêcher l’achat des choses nécessaires à la subsistance du peuple est insoutenable en principe, funeste en fait, et doit être abolie ;
« Que, par ces motifs, il est expédient d’abroger immédiatement les actes 5 et 6, Victoria, c. 14. »
Il est bien évident qu’une telle proposition ne pouvait être accueillie que par les membres préparés à reconnaître la vérité théorique et les avantages pratiques du principe de la liberté illimitée du commerce.
Après un débat qui se prolongea jusqu’au vendredi 28 juin, la division donna les résultats suivants.
Pour la motion de M. Villiers | 124 voix. |
Contre | 330 |
Majorité | 206. |
À ces 124 voix, il faut en ajouter 11, dites paired, selon les usages parlementaires de la Chambre [1], et 30 de membres absents, ce qui forme une masse compacte de purs free-traders de 165 membres.
En résumé, la majorité contre l’abrogation avait été, en 1842, de 303, — en 1843, de 256, — en 1844, de 206.
Nous ne traduisons pas ici les discours prononcés dans cette mémorable circonstance de crainte de fatiguer le lecteur. Nous nous bornerons à dire que, dans le cours de la discussion, on a accusé les free-traders de ne demander que la liberté du commerce des céréales, et on a, par conséquent, présenté la motion comme faite dans un intérêt purement manufacturier. M. Cobden a répondu que le système protecteur avait principalement en vue les intérêts du sol ; que les propriétaires du sol étant en même temps les maîtres du Parlement, la Ligue avait considéré le système tout entier comme n’ayant d’autre point d’appui que cette branche particulière de protection. Dans la nécessité de concentrer ses forces, pour leur donner plus d’efficacité, elle a résolu d’attaquer surtout la loi-céréale, sachant fort bien que, si elle en obtenait l’abrogation, les propriétaires eux-mêmes seraient les premiers à détruire toutes autres mesures protectrices. « Je déclare ici, dit-il, très-sincèrement et très-formellement, que je me présente comme l’avocat de la liberté des échanges en toutes choses, et, dans le cas où vous vous formeriez en comité au sujet des lois-céréales, si les règles de la Chambre me le permettent, je suis prêt à ajouter à la motion l’abrogation de tous les droits protecteurs sur quelque chose que ce soit. »
Nous avons remarqué encore un argument, émané de M. Milner Gibson, et qui nous paraît mériter l’attention des personnes qui aiment à considérer les questions d’un point de vue philosophique.
Après avoir exposé les conséquences funestes du régime restrictif, M. Gibson ajoute :
J’adjure le très-honorable baronnet (sir Robert Peel), j’adjure le payeur général de l’armée (sir E. Knatchbull), dont l’expérience est si ancienne, et qui ont entendu dans cette session comme dans les précédentes tant d’arguments pour et contre la question, je les adjure de se lever dans cette enceinte, et de déclarer, une fois pour toutes, sur quel fondement ils pensent que l’aristocratie de ce pays peut réclamer pour elle-même, avec justice, le droit de s’interposer dans la liberté de l’industrie. (Écoutez ! écoutez !) C’est là une interpellation loyale. Je me souviens d’avoir lu, à l’Université de Cambridge, dans les œuvres du docteur Paley, que toute restriction était per se un mal ; qu’il incombe à ceux qui la proposent ou la maintiennent de prouver qu’elle apportait à la communauté de grands et incontestables avantages, de le prouver distinctement, jusqu’à l’évidence et par delà l’ombre du doute. Il ajoutait qu’il n’incombe pas à ceux qui en souffrent de faire aucunes preuves. C’est pourquoi je vous interpelle en stricte conformité des principes que j’ai appris dans vos universités. Au nom de la philosophie du docteur Paley, puisqu’il existe une restriction dont j’ai à me plaindre, je vous somme, vous le législateur du pays, vous le gouvernement du pays, je vous somme, et j’ai le droit de le faire, de venir justifier votre restriction, et jusqu’à ce que vous l’ayez fait clairement et explicitement, il m’appartient, sans autre explication, d’en demander l’abrogation complète et immédiate.
Sir Robert Peel, sûr de la majorité, ne paraissait guère disposé à s’expliquer. Cependant, il est des convenances et une opinion publique qu’il faut bien respecter. Vaincu par ces interpellations directes, vers la fin du débat, il prit la parole, et, selon sa coutume, il fit de larges concessions aux principes sans s’engager à rien pour la pratique :
« Dans l’état artificiel de la société actuelle, dit-il, nous ne pouvons agir sur de pures abstractions, et nous déterminer par des maximes philosophiques dont, en principe, je ne conteste pas la vérité. Nous devons prendre en considération les circonstances dans lesquelles nous avons progressé et les intérêts engagés. »
Après cette épreuve, une séance générale de l’association pour la liberté commerciale eut lieu au théâtre de Covent-Garden, le 3 juillet 1844. Nous regrettons que le temps nous manque pour rapporter ici les discours remarquables de MM. Villiers, Cobden, Bright, etc.
À partir de cette époque, la Ligue s’est consacrée surtout à donner de nouveaux développements à son action. On peut partager sa carrière en trois grandes époques. Dans la première, elle s’était occupée de s’organiser, de fixer son but, de tracer sa marche, de réunir dans son sein un grand nombre d’économistes éclairés. Dans la seconde, elle s’adressa à l’opinion publique. Nous venons de la voir, multipliant les meetings dans toutes les provinces, envoyant de toutes parts des brochures, des journaux, des professeurs, essayant enfin de vaincre la résistance du Parlement par la pression d’une opinion nationale forte et éclairée. À l’époque où nous sommes parvenus, nous allons la voir donner à ses travaux une direction plus pratique, et aspirer à modifier profondément, dans son personnel, la constitution de la Chambre des communes. Pour cela, il s’agissait de mettre en œuvre la loi électorale et de tirer tout le parti possible des réformes introduites par les Whigs dans la législation.
Ce n’est pas que la Ligue fût restée étrangère jusque-là aux luttes électorales. Déjà elle avait essayé ses forces sur ce terrain. Rarement elle avait manqué l’occasion de mettre, dans chaque bourg, un candidat free-trader aux prises avec un candidat monopoleur. Partout on l’avait vue élever drapeau contre drapeau et principe contre principe. Elle consacrait une partie de son royal budget à poursuivre devant les tribunaux la corruption électorale, et l’on se rappelle qu’elle fit passer, à Londres même, un free-trader, M. Pattison, quoiqu’il eût pour concurrent un des hommes les plus riches et les plus haut placés de cette métropole, le banquier Baring, soutenu d’ailleurs par toutes les influences réunies des aristocraties terrienne, commerciale, ecclésiastique et gouvernementale.
Mais la Ligue n’apportait guère alors aux élections que son influence morale et n’opérait qu’avec les éléments existants. Nous allons la voir essayer de changer ces éléments eux-mêmes, et de remettre la puissance élective aux mains des classes aisées et laborieuses.
Des comités s’organisent sur toute la surface du Royaume-Uni. Ils ont pour mission de faire porter sur les listes électorales tout free-trader qui remplit les conditions exigées par la loi, et d’en faire rayer tout monopoleur qui n’a pas le droit d’y figurer. Des milliers de procès sont soutenus à la fois devant l’autorité compétente, et avec tant de succès, qu’on peut déjà prévoir qu’au sein de beaucoup de collèges la majorité sera déplacée.
Mais M. Cobden, cet homme éminent qui est l’âme delà Ligue, et qui la dirige, à travers mille obstacles, d’une manière si habile et si ferme, conçoit un plan bien autrement gigantesque.
En France, pour être électeur, il faut payer 200 fr. d’impôts directs. La loi anglaise ne procède point avec cette uniformité. Une multitude de positions diverses peuvent donner le droit de voter. Parmi les dispositions de la loi, il en est une, appelée la clause Chandos, selon laquelle est électeur quiconque a une propriété libre (freehold), donnant 40 sh. de revenu net, c’est-à-dire pouvant s’acquérir moyennant un capital de 50 à 60 l. s.
Le plan de M. Cobden consiste à faire arriver au droit électoral, par le moyen de cette clause, un nombre suffisant d’hommes indépendants pour contre-balancer la masse d’électeurs dont l’aristocratie anglaise dispose, comme d’une dépendance et appartenance de ses vastes domaines.
Dans l’espace de quarante jours, M. Cobden s’est présenté devant trente-cinq meetings, principalement dans les comtés de Lancastre, d’York, de Chester, afin de divulguer et de populariser son projet. La variété qu’il a su répandre sur tant de discours, fondés sur le même thème et tendant au même but, révèle une puissance de facultés et une étendue de connaissances qu’on est heureux de voir associées à la vertu la plus pure et au caractère le plus élevé. Son collègue, M. Bright, n’a pas déployé moins de zèle, de talent et d’énergie.
On n’attend pas de nous que nous suivions pas à pas la Ligue dans cette nouvelle phase de l’agitation. Nous nous bornerons dorénavant à recueillir, dans les innombrables documents que nous avons sous les yeux, les arguments qui pourront nous paraître nouveaux et les circonstances propres à jeter quelque jour sur l’esprit de la Ligue et les mœurs anglaises.
[1]: Lorsque deux membres d’opinion différente ont besoin de s’absenter, ils s’entendent et sortent ensemble sans altérer le résultat du vote. (Note du traducteur.)
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