Frédéric Bastiat
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17 avril 1844.
Le président rend compte des nombreux meetings auxquels les députations de la Ligue ont assisté, depuis la dernière réunion de Covent-Garden, à Bristol, Wolwerhampton, Liverpool, etc. — Il parle aussi des mesures prises par l’association pour porter principalement la discussion partout où se font des élections, afin de répandre la lumière précisément au moment où l’excitation, qui accompagne toujours les luttes électorales, dispose le public à la recevoir. C’est pourquoi dorénavant la Ligue portera toutes ses forces dans tout bourg où un certain nombre d’électeurs, quelque petit qu’il soit, sera disposé à appuyer la candidature d’un free-trader.
M. Ward, membre du Parlement, prononce un discours plein de faits curieux, de données statistiques et de solides arguments.
Le colonel Thompson succède à M. Ward. Ce vétéran de la cause de la liberté commerciale s’est acquis en Angleterre une immense réputation par ses discours et ses nombreux écrits. Nous aurions beaucoup désiré le faire connaître au public français. Malheureusement pour nous, le brave officier est dans l’usage de revêtir des pensées profondes de formes originales, et d’un langage incisif et populaire entièrement intraduisible. — Nous essayerons peut-être, à la fin de cet ouvrage, de faire passer dans notre langue au risque de les affaiblir, quelques-unes de ses pensées.
Le président. J’ai l’honneur de vous présenter un des orateurs les plus accomplis de l’époque, un homme qui a déjà déployé des talents de l’ordre le plus élevé dans une grande cause humanitaire, égale en importance à celle qui nous réunit aujourd’hui. Il a puissamment contribué à l’émancipation des esclaves de nos colonies des Indes occidentales et, quant à moi, je n’ai jamais pu apercevoir la moindre différence entre spolier l’homme tout entier en le forçant au travail et le dépouiller du fruit de son travail. J’introduis auprès de vous M. George Thompson. (Tonnerre d’applaudissements.)
Les événements qui se passent dans la Grande-Bretagne ont naturellement leur retentissement dans les meetings de la Ligue, surtout quand ils ont quelque connexité avec la cause qu’elle défend. On a pu voir déjà l’opinion qui s’était manifestée au sein de cette puissante association au sujet de l’émigration forcée (compulsory emigration), quand cette question était traitée au Parlement. On a vu aussi l’effet qu’avait produit sur la Ligue l’accusation de conspiration dirigée contre O’Connell et l’agitation irlandaise. — À l’époque où nous sommes parvenus, une seconde modification dans les tarifs était soumise aux Chambres par le cabinet Peel, et comme elle servira dorénavant de texte à plusieurs orateurs, il n’est pas sans utilité de dire ici en quoi ces modifications consistent.
Le droit sur le sucre colonial était de 24 sh., et sur le sucre étranger de 63. La différence ou 39 sh. était ce qui constituait proprement la protection. — Le gouvernement proposait, tout en maintenant le droit sur le sucre des colonies à 24, de réduire le droit sur le sucre étranger à 34, c’est-à-dire de limiter la protection à 10 sh. — C’eût été un grand pas dans la voie de la liberté commerciale, si le cabinet anglais n’eût en même temps restreint le dégrèvement au sucre produit par le travail libre (free-grown sugar). Mais en laissant peser le droit de 63 sh. sur le sucre produit dans les pays à esclaves (slave-grown sugar), on excluait les sucres du Brésil, de Cuba, etc. Cette distinction étant évidemment un moyen indirect de maintenir le monopole, autant que la diffusion des lumières et les circonstances le permettaient, elle avait la chance de rallier beaucoup d’hommes honnêtes, en leur présentant la mesure proposée comme dirigée contre l’esclavage ; et la preuve que les monopoleurs avaient bien calculé, c’est qu’ils sont parvenus à rallier à leurs vues un grand nombre d’abolitionnistes, et de se créer ainsi en Angleterre un appui sur lequel ils ne pouvaient compter que grâce à cette distinction hypocrite. — On verra dans la suite l’opinion des free-traders et les péripéties de ce débat.
M. George Thompson, après avoir réclamé, vu l’état de sa santé, l’indulgence de l’assemblée, s’exprime ainsi : Comme l’honorable et brave officier qui vient de s’asseoir, je pense que la question de la liberté commerciale, et notamment de l’abrogation des lois-céréales, en tant qu’elle touche au bien-être et au bonheur de la race humaine, à la stabilité et à l’honneur de l’empire britannique, ne le cède point en grandeur et en solennité à cette autre question à laquelle, dans d’autres temps, je consacrai mes efforts. Si je réclamais alors la liberté de l’homme, je réclame aujourd’hui la franchise de ses aliments. (Acclamations.) Dieu a voulu que l’homme fût libre ; et je crois qu’il a voulu aussi que l’homme vécût. C’est un crime de lui ravir la liberté, mais c’est aussi un crime d’élever le prix, d’altérer la qualité ou de diminuer la quantité de ses aliments ; et quand je viens à considérer que la loi-céréale affecte les salaires, rompt l’équilibre entre l’offre et la demande des bras, jette hors d’emploi des millions d’ouvriers, ne laisse à ceux qui sont assez heureux pour s’en procurer que la moitié d’une juste rémunération, et les force en outre de payer le pain à un prix double de celui qu’il aurait sans son intervention, alors je dis qu’une telle loi m’apparaît comme une monstrueuse spoliation (applaudissements), et comme la violation de cette charte descendue du ciel sur la terre : « Homme, tu mangeras les fruits de la terre ; la saison de semer et la saison de moissonner, l’hiver et l’été se succéderont à perpétuité, afin que les créatures de Dieu ne soient pas privées de nourriture. » Quel est le grand principe d’économie sociale dont nous confions la propagation à nos concitoyens, pour leur bonheur, celui de la patrie et du monde ? Quelle est cette doctrine que la Ligue, comme une mouvante université, prêche et enseigne en tous lieux ? C’est que toutes les classes de la communauté doivent être abandonnées à leur libre action, dans la conduite de leurs transactions commerciales, tout autant que ces transactions soient en elles-mêmes honnêtes et honorables ; — c’est qu’on ne doit souffrir aucune intervention, aucun contrôle, et moins encore aucune contrainte législative en matière de travail, d’industrie et d’échanges. (Écoutez ! écoutez !) Nous avons foi dans la vérité de cette doctrine ; mais nous ne nous bornons pas à l’ériger en un système abstrait, qu’on prend et qu’on laisse à volonté. Nous la regardons comme d’une importance pratique et capitale pour ce pays et pour tous les pays, pour ce temps et pour tous les temps. Dans son application honnête et impartiale, elle implique la chute de toutes les restrictions qui ont été si souvent dénoncées dans cette enceinte ; elle ouvre le monde au travail de l’homme ; elle soustrait au domaine de la loi anglaise l’échange des fruits de notre travail et de notre habileté avec les nations du globe ; elle appelle sur nos rivages les innombrables tribus répandues sous tous les climats. Comme la piété, elle est deux fois bénie ; bénie dans celui qui donne, bénie dans celui qui reçoit. (Écoutez !) Ce n’est pas sans un sentiment profond de douleur que nous pouvons, comme Anglais, contempler les scènes de désolation qui se sont passées sous nos yeux depuis deux ans ; et si la situation de ce pays est pour nous un juste sujet d’orgueil, d’un autre côté elle est bien propre à exciter notre compassion. Notre grandeur comme nation est incontestable. Des rivages de cette île, nous nous sommes élancés sur le vaste Océan ; nous y avons promené nos voiles aventureuses ; nous avons visité et exploré les régions les plus reculées de la terre ; nous avons fait plus, nous avons cultivé et colonisé les plus belles et les plus riches contrées du globe ; aux hommes qui reconnaissent l’empire de notre gracieuse et bien-aimée souveraine, nous avons ajouté des hommes de tous les climats et de toutes les races ; par la valeur de nos soldats et de nos marins, l’habileté de nos officiers de terre et de mer, l’esprit d’entreprise de nos armateurs et de nos matelots, les talents de nos hommes d’État au dedans et de nos diplomates au dehors, nous avons soumis bien des nations, formé des alliances avec toutes, fait reconnaître en tous lieux notre prééminence industrielle, et c’est ainsi que la puissance combinée de notre influence morale, physique et politique a rendu l’univers notre tributaire, le forçant de jeter à nos pieds ses innombrables trésors. (Acclamations prolongées.) En ce moment, nos capitaux surabondent, nos vaisseaux flottent sur toutes les eaux et n’attendent que le signal de cette nation, — que de voir se dérouler au vent le drapeau de la liberté illimitée du commerce pour amener et verser sur nos rivages les produits de notre mère commune. Des millions d’êtres humains ne demandent qu’à échanger les fruits de leur jeune civilisation contre les produits plus coûteux, plus élaborés de notre civilisation avancée. (Nouvelles acclamations.) Ici la puissance de la production est incommensurable ; sous nos pieds gisent d’insondables couches de minéraux divers, dans un si étroit voisinage, que des métaux plus précieux que l’or peuvent être extraits, fondus et façonnés sur place pour l’usage des hommes de tous les pays. Dans nos vertes vallées, se précipitent des rivières capables de mouvoir dix mille fois dix mille machines, et l’homme règne sur cette île, qui est « comme un diadème de gloire sur la création. » Le premier, quoique entré le dernier dans la carrière de la civilisation, montrant au monde combien est vaste sa capacité et combien il doit à la libéralité de la nature ; appréciant la valeur et la destination de toutes les puissances qui l’entourent, il a un œil pour la beauté, une intelligence pour la science, un bras pour le travail, un cœur pour la patrie, une âme pour la religion. (Applaudissements.) L’air, la terre, l’océan lui sont familiers dans tous leurs aspects, leurs changements, leurs usages et leurs applications. Chacun d’eux paye à ses investigations le tribut qu’il refuse à une apathique ignorance ; chacun d’eux lui révèle ses secrets avec certitude, quoique avec une lente réserve. Le voilà debout, éternel objet d’étonnement et de terreur pour les peuples lâches, objet d’une noble émulation pour les nations dignes de la liberté. À la hauteur où il est parvenu, s’élever encore ou tomber, voilà sa seule alternative. Il ne peut s’arrêter, et il dédaigne de tomber, car la trempe de son esprit le soutient et la vigueur de son génie le pousse en avant. Telles sont quelques-unes des circonstances que j’avais à l’esprit quand je vous disais que, comme Anglais, nous sommes justifiés de nous complaire dans des sentiments d’orgueil national. Mais, hélas ! combien de causes ne viennent-elles pas froisser ces sentiments et les convertir en une profonde humiliation ! Car pourrait-on jamais croire que cette Angleterre, si illimitée dans son empire, si riche de ressources, si supérieure par ses armées et sa marine, si fière de ses alliances, si incomparable dans son génie productif, quelles que soient l’abondance de ses capitaux, la surabondance de ses bras et de son habileté, orgueilleuse de sa littérature puisée aux sources les plus pures, de sa moralité qui respire la bienveillance universelle, et de sa religion qui est divine, — que l’Angleterre ne peut pas, ne veut pas nourrir ses propres enfants ; mais qu’elle les voit errer dans l’oisiveté, s’accroupir dans l’abattement, et languir et mourir d’inanition sous les murs de ses monuments, sur les marches de ses palais, sous les portiques et jusque dans le sanctuaire de ses temples ! Quel est l’étranger connaissant notre position géographique, l’étendue et les ressources de notre empire, le génie, l’habileté et l’énergie de nos concitoyens, qui pourrait jamais croire qu’ici où siège le gouvernement, dans ce pays, la grande usine du monde, le centre du commerce ; dans ce pays où s’entreposent tant de richesses, où s’élaborent tant d’idées et d’intelligence, il y a plus d’oisiveté, de misère, de privation, de souffrances physiques et morales, qu’on n’en pourrait trouver, à population égale, dans aucune autre contrée du monde ? Et pourtant voilà où en est la puissante Angleterre. Peut-être les choses se sont-elles un peu améliorées dans quelques comtés de la Grande-Bretagne, et, s’il en est ainsi, nous en remercions le Dieu tout-puissant, au nom des malheureux et des indigents. Mais même en ce moment, vous pouvez rencontrer des multitudes d’hommes oisifs tout le jour, tandis que ceux qui sont occupés ne reçoivent que d’insuffisants salaires et n’obtiennent, après une longue semaine de travail incessant, qu’une chétive pitance à peine suffisante au soutien de la vie… Oh ! si vous cherchez, vous trouverez bien des intérieurs désolés, — où le feu s’est éteint au foyer, — où la coupe est vide, — où les couches ont été dépouillées et les couvertures vendues pour du pain, — où la mère a laissé sur la paille l’enfant s’endormir au bruit de ses propres vagissements, — où le père de famille qui, s’il eût été libre, aurait pu et voulu être un artisan honnête, actif et satisfait, n’est qu’un vagabond affamé, sans ressources, sans courage et sans espoir ; — triste famille, ou plutôt, quand elle est réunie dans sa sale nudité, triste juxtaposition de créatures dégradées, dont l’irrésistible action de la misère a détruit les mutuelles sympathies. Là, vous ne rencontrerez plus le sentiment de la dignité personnelle. Là, le murmure s’élève contre Dieu, comme la malédiction contre les gouvernants et les législateurs. Là, s’est éteinte toute vénération pour les lois sociales ou pour les divins commandements. Là, des projets de rapine se complotent sans remords. Là, enfin, des créatures proscrites, se croyant abandonnées de Dieu et de l’homme, se regardent comme les victimes de la législation, ou sentant du moins qu’elle n’est pour elles ni une protection ni un refuge, s’insurgent contre la société, puisque aussi bien le sort qui les attend ne saurait être pire que celui qu’elles endurent. (Bruyantes acclamations.) Voilà ce qui se passe en Angleterre. — Je veux que vous compreniez bien que l’existence d’un tel état de choses révèle l’existence de quelque mauvaise loi, qui étouffe le commerce de ce pays, qui nous ferme les marchés du monde, en empêchant les produits des autres contrées de venir ici pour satisfaire à nos besoins. Une misère aussi profonde, une indigence aussi abjecte, une souffrance aussi incurable n’existe ailleurs nulle part. Quoi qu’aient pu faire dans d’autres pays le despotisme et la superstition, ils ne sont point parvenus, comme nos lois, à affamer une population active et laborieuse, à qui il reste au moins la faculté d’échanger ce qu’elle produit contre ce dont elle a besoin. (Acclamations bruyantes et prolongées.) — J’ai beaucoup voyagé ; j’ai vu l’ignorance la plus profonde ; la superstition la plus sombre et la plus terrible ; le despotisme le plus illimité et le plus rigoureux ; la théocratie la plus orgueilleuse et la plus tyrannique ; mais une misère semblable à celle que je vois ici et qui nous entoure, je ne l’ai vue nulle part. (Applaudissements.)
Ici l’orateur discute le principe et les effets des lois-céréales, et arrivant à la question des sucres, il continue en ces termes :
Je viens de vous parler des lois-céréales ; permettez-moi de vous entretenir de la loi des sucres. — Personne ne me soupçonnera, je pense, de désirer le maintien de l’esclavage. S’il se trouvait dans cette enceinte quelque personne disposée à diriger contre moi une telle accusation, il me suffirait de lui dire, en signalant l’histoire de mes actes et de ma vie passée : — Voilà ma réponse. (Acclamation.) — J’ai le regret de différer d’opinion avec d’anciens amis, qui, dirigés par les plus pures intentions, croient maintenant devoir s’opposer au triomphe de la liberté commerciale dans la question des sucres. J’ai examiné la question maturément, pendant de longues années; je me suis efforcé d’arriver à une saine et juste conclusion, et je combattrai énergiquement, sans m’écarter du respect et de l’affection que je leur ai voués, cette doctrine qu’il appartient au gouvernement de fermer au sucre produit par les esclaves l’accès de notre marché national. Nous sommes d’accord sur l’esclavage ; nous l’avons également en horreur ; nous croyons que réduire ou retenir les hommes dans l’esclavage, les forcer au travail, tout en retenant le juste salaire qui leur est dû, ce sont des crimes aux yeux de Dieu, et d’horribles empiétements sur les droits et l’égalité des hommes. Nous croyons aussi que c’est le devoir de tout homme éclairé et de tout chrétien d’élever la voix contre l’esclavage sous toutes ses formes, et d’employer tous les moyens moraux et légitimes pour avancer le jour où cessera la servitude et avec elle le trafic sur l’espèce humaine. (Écoutez ! écoutez !) Il faut donc se demander, d’abord, quels sont les droits du peuple de ce pays ; ensuite, quels sont les moyens de saper l’esclavage qu’on peut considérer comme honnêtes et légitimes, c’est-à-dire qui, tout en ayant pour fin la justice due aux hommes des autres contrées, n’interviennent pas cependant dans l’action de la liberté civile et dans les justes prérogatives de nos concitoyens. — J’admets la vérité de cette proposition : que les hommes ont droit à la liberté personnelle ; qu’ils doivent demeurer en plein exercice de leur liberté, dans le choix de leurs chefs [1], de la nature et du lieu de leurs occupations, et du marché sur lequel ils jugent à propos d’apporter ou leur travail, ou les résultats de leur travail. — Mais il est également clair à mon esprit que les hommes de ce pays et de tous les pays doivent être libres aussi (je veux dire libres par rapport à l’intervention de la loi civile) de choisir, comme consommateurs, parmi tous les produits portés des diverses régions du globe sur le marché commun. (Bruyantes acclamations.) Je ne vois pas qu’ils puissent avec justice être empêchés d’acheter les produits du Brésil et de Cuba sur le fondement que ces produits sont le fruit de l’esclavage. Je ne vois pas qu’ils puissent, avec justice, être placés dans l’alternative ou d’acheter les produits des Antilles britanniques, ou de se passer d’une chose qui leur est nécessaire.
J’admets que c’est un droit et un devoir de dénoncer l’esclavage, et de propager les saines idées parmi toutes les classes, relativement à la criminalité de ce système. C’est un droit et un devoir de mettre en lumière l’obligation, pour chacun, de retirer tout encouragement à ceux qui commettent le crime de retenir les hommes en servitude. Chaque fois que, par le raisonnement, la persuasion et la prière, nous amènerons un homme à agir comme nous, en cette matière, on pourra dire, dans le langage de l’Écriture : « Tu as gagné ton frère ! » C’est là un moyen légitime de détourner les hommes d’une pratique mauvaise et un pas fait dans la bonne voie, vers l’extinction d’un système que nous avons en égale exécration. Mais la prohibition législative, c’est de la violence et non du raisonnement ; c’est de la force et non de la raison ; de la tyrannie et non de la persuasion. De tels actes sont la perversion et l’abus de la puissance législative. Il n’y a pas de garantie contre un tel exercice de l’autorité. C’est, de la part du Parlement, une usurpation sur la conscience des hommes, dans un sujet où ils ont le droit de juger par eux-mêmes et de se conduire comme des êtres moraux et responsables. Une loi telle que celle à laquelle je fais allusion, et qui est en ce moment en pleine vigueur dans ce pays, ne peut être considérée comme émanée du peuple ou comme un acte conforme à sa volonté ; car, s’il en était ainsi, la loi elle-même serait superflue, et le produit qu’elle prohibe, débarqué sur nos rivages et exposé en vente, ne trouverait pas d’acheteurs et serait délaissé comme flétri de la pollution morale qui y est attachée. — Même, en tant qu’imposée par des hommes parlementaires, cette loi prohibitive manque manifestement de sincérité ; car ces mêmes hommes permettent que le sucre-esclave soit débarqué et raffiné dans ce pays, — ils en encouragent l’exportation sur des bâtiments anglais ; ils sanctionnent le commerce qu’en font nos négociants avec les nations. Ils savent bien qu’il est consommé au dehors, à l’état raffiné, et malgré cette coûteuse préparation, à un prix moins élevé que le sucre brut dans notre île. Ils encouragent ce commerce, jusqu’à ce qu’il approche de cette limite où il affecterait leur propre monopole, et alors seulement ils le prohibent sous le prétexte qu’il porte la tache de la servitude… Malheureusement pour la sincérité de ces hommes, ils sont les mêmes qui, dans les temps passés, mirent tant d’éloquence au service de la cause de l’esclavage. (Écoutez ! écoutez !) J’ouvre le livre bleu ; il mentionne les noms de ceux qui ont reçu indemnité sur le fonds de vingt millions voté pour opérer l’émancipation, et je trouve qu’ils étaient les principaux copartageants de ce qu’ils appellent maintenant le prix de l’injustice. Je scrute leurs votes au Parlement, et je les vois résistant opiniâtrement, d’année en année, à toute tentative pour adoucir les horreurs de l’esclavage des nègres, jusque-là qu’ils repoussaient l’abolition de cette coutume barbare, la flagellation des femmes. (Écoutez !) Je rencontre les mêmes hommes imposant des droits monstrueux sur le sucre de l’Inde, quoique produit par un travail libre ; je les rencontre encore prodiguant annuellement des millions sous la forme de drawbacks, de primes, de protection, aux planteurs des Antilles, possesseurs d’esclaves. — Eh quoi ! ils étaient alors producteurs de sucre comme ils le sont aujourd’hui ; ils étaient, comme ils le sont encore, producteurs de céréales. Montrez-leur un article qu’ils ne produisent pas, et ils en permettront volontiers l’importation et la consommation, fût-il saturé des larmes et du sang des malheureux esclaves (acclamations) ; mais montrez-leur un article qu’ils produisent, et ils prohibent les articles similaires, que ce soit du blé de l’Ohio ou des Indes, ou du sucre du Brésil ou de Cuba. (Écoutez ! écoutez !) — Est-ce là de la philanthropie sincère ? (Écoutez ! écoutez !) Tout homme doué de sentiments droits ne peut qu’éprouver les nausées d’un indicible dégoût, en voyant ces hommes se poser au Parlement comme les Élisées de l’abolition, et verser des larmes de feinte compassion sur les souffrances des travailleurs du Brésil. Voilà pourtant les hommes qui vous contestaient le droit d’intervenir dans leurs propriétés quand ils étaient possesseurs d’esclaves. Ils nous arrêtaient à chaque pas, quand nous nous efforcions de détruire par la loi ce qui avait été créé par la loi. (Écoutez !) Ils défendirent jusqu’au dernier moment les prétendus droits des planteurs, et refusèrent d’accorder la liberté aux nègres jusqu’à ce qu’on leur eût jeté et qu’ils se fussent partagé la plus grande somme d’argent qui ait jamais été votée dans des vues d’humanité ! Alors comme aujourd’hui, ils étaient les organes du monopole ; ils parlaient et agissaient comme des hommes profondément intéressés au maintien des restrictions. Le sentiment public était contre eux alors ; le sentiment national est encore contre eux maintenant. — Ils n’étaient pas sincères alors, ou ils pratiquent la déception aujourd’hui. Ils parlent et votent contre leur conscience maintenant, ou ils doivent être préparés à dire qu’ils parlaient et votaient contre leur conscience autrefois. (Écoutez !) Pour nous, nous sommes sur le terrain où nous étions il y a quatorze ans. Nous disons que l’esclavage est un crime ; que travailler par des moyens honnêtes à son abolition, c’est le devoir des individus et des nations. C’était notre droit de pétitionner contre l’esclavage ; c’était le droit de la législature de l’abolir par acte du Parlement passé en conformité de la volonté nationale. — Mais forcer trente millions de citoyens de payer des sommes énormes sous forme de prix additionnel pour une denrée de première nécessité ; — diminuer de moitié, par l’emploi de la force brutale, l’approvisionnement de cette denrée ; — dépouiller les hommes du droit d’acheter ce qui est porté sur le marché, parce que dans les opérations de la production une injustice a été commise en pays étrangers, — ce n’est pas du droit, c’est de la rapine (bruyants applaudissements) ; et agir ainsi sous le prétexte de prendre en main la cause de la liberté et de l’humanité, quand nous savons (autant qu’il est possible d’avoir cette certitude) que ce prétexte est faux, vide et hypocrite, c’est ajouter la fraude mentale à la tyrannie législative, et pratiquer la dissimulation aux yeux de Dieu en même temps que l’injustice à l’égard des hommes. Ce serait au moins faire montre de quelque honnêteté que d’appliquer le principe avec impartialité ; mais c’est ce qu’on ne fait pas. Le droit sur le sucre du Brésil est prohibitif. Pourquoi n’augmentent-ils pas aussi le droit sur le tabac jusqu’à ce qu’il produise le même effet que pour le sucre, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il en prévienne la consommation ? — Parce que ces hommes ne produisent pas le tabac, et qu’ils sont à cet égard sans intérêt personnel. — Pourquoi n’appliquent-ils pas leur principe au coton, produit par des esclaves, et ne se contentent-ils pas du coton excru sur ces vastes plaines que je viens de parcourir ? Nous admettons le coton des États-Unis, et nous repoussons leur blé ! triste inconséquence ! S’ils permettent à nos armateurs de porter du coton, produit de l’esclavage, à nos courtiers de le vendre, à nos capitalistes de le filer et de le tisser dans de vastes usines, aux femmes et aux enfants de ce pays de le façonner pour l’usage des citoyens, depuis la reine sur le trône jusqu’au mendiant de la rue ; pourquoi, lorsque nos industrieux compatriotes ont gagné par le travail de la semaine un chétif salaire, leur défendent-ils d’en employer une partie, le samedi soir, à l’achat d’un peu de sucre à bon marché ? Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas producteurs de coton, tandis qu’ils sont producteurs de sucre ; il n’y a pas d’autre raison. Voici trente années que nous affirmons, que nous essayons de prouver que le travail libre revient moins cher que le travail des esclaves ; que les mettre loyalement aux prises, c’est le moyen le plus pacifique et le plus efficace de détruire l’esclavage. C’est pour propager cette vérité que nous avons distribué à profusion les écrits de Fearon, de Hodgson, de Cropper, de Jérémie, de Conder, de Dickson et de bien d’autres. Donnerons-nous maintenant un démenti pratique à nos affirmations antérieures en invoquant la prohibition, funeste même au travail libre, et l’intervention arbitraire de la loi dans le domaine de la raison individuelle et de la libre action de l’homme ? — J’ai lu avec plaisir une déclaration solennelle et officielle émanée des chefs des abolitionnistes, par laquelle ils expriment que, dans leur conviction, il est funeste et dispendieux, dangereux et criminel, de faire intervenir les armes dans la cause de l’abolition. Je partage cette conviction [2]. L’arithmétique et l’histoire prouveront la première partie de cette proposition ; le sens commun et le christianisme se chargent de la seconde. Mais l’analogie n’est-elle pas parfaite entre l’intervention armée et des actes du Parlement, qui seraient vains et de nul effet, s’ils ne puisaient leur force dans les peines, les châtiments, le blocus de nos côtes et les armées permanentes ? Qu’est-ce qui communique quelque puissance à cette loi, naturellement opposée aux droits et aux sentiments du peuple ? N’est-ce point l’irrésistible force physique du gouvernement ? Quelles seraient les suites de la désobéissance ? Nous savons tous que peu de personnes respectent une loi qui force le peuple à assister au réembarquement du sucre du Brésil, raffiné ici pour être vendu ailleurs à 4 d., tandis que lui-même ne peut obtenir le sucre brut qu’à 8 d. ; mais chacun craint d’enfreindre la loi à cause des conséquences terribles attachées à cette infraction. Aussi, ce n’est point aux vues et aux idées des monopoleurs que l’on croit ; mais c’est le douanier, la cour de l’Échiquier, l’amende et le cachot que l’on craint. (Approbation.) Est-ce ainsi qu’il convient de rendre les hommes abolitionnistes ? Est-ce ainsi qu’il faut rendre l’esclave à la liberté ? Toutes nos anciennes maximes d’économie politique sont-elles changées ? N’est-il pas possible d’atteindre l’objet que nous avons en vue par l’action combinée du travail libre au dehors, et d’un loyal appel à la conscience des hommes au dedans ?
Je comprends, qu’autant pour se montrer conséquents avec leurs principes que pour décourager l’esclavage, les hommes s’abstiennent de l’usage des produits du travail des noirs ; mais je dénie formellement à la législature (alors surtout qu’elle ne s’appuie pas sur la voix du peuple) le droit de forcer qui que ce soit à une semblable privation. C’est à nos yeux, je l’avoue, une choquante inconséquence de prétendre maintenir un principe par la violation d’un autre principe ; — de défendre dans un sens les droits des hommes et de les usurper et de les détruire dans un autre sens. (Écoutez !) Combien il serait plus noble de dire : « Nos ports sont ouverts ; — ouverts aux produits de tous les climats, afin que notre peuple se procure toutes choses au meilleur marché possible. Nous n’intervenons dans la conscience de personne. Nous ne forçons qui que ce soit à acheter ceci, à s’abstenir de cela. Aux nations qui conservent des esclaves nous disons : Nous ne nous battrons pas avec vous, car ce serait faire le mal pour que le bien se fasse ; nous n’imposerons pas des droits prohibitifs, car ce serait violer le principe de la liberté des échanges, et employer à l’égard de nos citoyens des mesures coercitives. Mais nous ne cesserons jamais de vouer votre système d’esclavage à la censure et à l’exécration universelles ; de faire retentir nos protestations comme individus, comme associations, comme peuple. (Applaudissements.) Nous encouragerons dans tous les recoins du globe le travail libre, votre rival. Nous rendrons enfin, comme gouvernement, justice et liberté à nos magnifiques possessions. Au lieu d’arrêter le développement de l’industrie indigène dans l’Inde, nous l’encouragerons par de nobles récompenses. Nous accueillerons le sucre, le riz, le coton, le tabac des contrées où les soupirs de l’esclave ne se mêlent pas au murmure des vents, mais où la joyeuse voix du travailleur volontaire retentit sur des champs aimés, autour de foyers indépendants et heureux. — Vendez comme vous pourrez vos sucres et vos cafés. En attendant, nous travaillerons la conscience des hommes jusqu’à ce qu’ils rejettent volontairement tout ce qui porte la tache de l’esclavage. (Applaudissements.) Oui, et nous attaquerons aussi vos consciences. Nos canons sont encloués et livrés à la rouille ; mais nous aurons recours aux armes morales, et nous porterons des coups qui, s’ils ne brisent pas les membres et ne répandent pas le sang, pénètrent néanmoins jusqu’au cœur des hommes, les forcent à céder à la voix de la justice, et leur enseignent que l’honnêteté est la meilleure politique. (Écoutez ! écoutez ! et applaudissements.) Nous ne tomberons pas dans cette contradiction de blâmer chez vous la spoliation des facultés humaines, pendant que nous tolérons chez nous la spoliation du produit de ces facultés ; nous n’aurons donc point de lois restrictives. Nous avons foi dans les principes universels d’une saine et honnête économie sociale. Nous avons foi dans la puissance de l’exemple, que n’affaiblissent pas la restriction et la contrainte. Nous avons foi dans la fécondité de ces régions où l’esclavage n’a pas porté sa rouille et ses malédictions. Nous avons foi dans cette doctrine qu’un but honnête n’a pas besoin de la coopération de moyens déshonnêtes. Nous nourrissons d’autres espérances ; et, tant que nous pourvoirons aux besoins et veillerons sur les droits de nos laborieux enfants ; tant que nous donnerons un grand exemple au monde en renversant les barrières qui environnent cette maison de servitude, en ouvrant nos ports aux produits de tous les climats, afin que ceux qui ont faim soient rassasiés, et que ceux qui sont oisifs soient occupés ; tant que nous préférerons le fruit du travail libre au produit du travail servile, nous espérons que Dieu répandra sur nous ses bénédictions, et nous choisira entre tous les peuples pour arracher les nations aux voies tortueuses et mauvaises, et les replacer dans le droit sentier de la justice et de la liberté. » (Applaudissements.) Que si nos adversaires nous menacent des conséquences de la liberté commerciale, nous acceptons ces conséquences, car nous avons foi en nos principes ; nous avons foi dans la parole de Dieu ; nous avons foi dans la réciprocité des intérêts humains ; nous croyons que le système le plus simple, le plus équitable, le plus juste, est aussi celui qui répandra le plus de bienfaits sur les habitants de ce pays. (Acclamations.) Éloignons donc de nous toute impression de doute ou de découragement à l’égard de l’issue de notre entreprise. Un progrès rapide et sans précédent a été fait. Des difficultés énormes ont été vaincues et tout nous présage un prochain triomphe. Des siècles d’obscurité et d’ignorance, d’erreurs et de méprises, quant aux effets des lois protectrices, se sont écoulés. Notre pernicieux exemple, il est vrai, a entraîné les autres peuples, par de fausses inductions, à adopter nos suicides [3] théories. Tout le mécanisme des luttes de parti, tout le poids de l’influence gouvernementale, ont été engagés en faveur de la cause du monopole. — Mais enfin le jour se fait. Des vérités cachées pendant des siècles ont été mises en lumière. Le monde, dans ses belles et infinies variétés de sols, de climats, de productions et d’intérêts, a été observé à la lumière du sens commun, et sous l’impression du désir sincère et respectueux de discerner la volonté de Dieu, révélée par les œuvres de ses mains et par les dispensations de sa providence. On a constaté une consolante harmonie entre les maximes les plus profondes de l’économie sociale et les plus nobles desseins de la philanthropie et d’une religion d’amour et de paix. Ce n’est pas tout. Des hommes ont apparu, qu’on peut avec justice signaler comme les apôtres de la liberté commerciale. (Écoutez ! écoutez !) Ils ont révélé des vérités découvertes dans le silence du cabinet par le philosophe, ou déduites par l’homme du monde de l’observation éclairée de la situation, des circonstances spéciales et de la dépendance mutuelle des hommes et des nations, et ils ont parcouru le pays dans tous les sens proclamant et vulgarisant ces grandes vérités. Leur voix vibrante a frappé l’oreille de millions de nos concitoyens. La chaire, la bourse, la place publique, le salon du riche, le parloir du fermier, le boudoir, et jusqu’aux chemins et aux sentiers de l’Empire, tout est devenu le théâtre de cette discussion animée et instructive. Aucune portion de la population n’a été oubliée, ou méprisée, ou négligée. L’almanach du free-trader est suspendu au mur de la chaumière ; le pamphlet du free-trader se trouve sur la table du plus humble citoyen, et celui même qui ne sait pas lire a été instruit par des peintures éloquentes. Chacun a pu étudier et comprendre la philosophie du travail, de l’échange, des salaires, de l’offre et de la demande. La lumière a pénétré là où elle était le plus nécessaire, — dans le Sénat. Un économiste s’est rencontré qui a revêtu la vérité du langage le plus convaincant, qui a su disposer son argumentation dans un degré de simplicité et de clarté qui n’avait jamais été égalé, qui a fait dominer les principes sur le tumulte des luttes parlementaires. Son éloquence et sa modération ont arraché l’admiration de ses adversaires, et on les aurait vus accourir sous son drapeau s’ils n’eussent été retenus par les liens des hypothèques et par la soif indomptable des rentes élevées. Cet homme a demandé audience aux monopoleurs, et il les a forcés d’entendre sa voix retentir sous les voûtes de leurs orgueilleux palais ; ils ont été muets pendant qu’il parlait, et ils sont restés muets quand il cessait de parler ; car, triste alternative ! ils ne savaient point répondre et ils ne voulaient pas céder. (Bruyantes acclamations.) Ayez donc bon courage. Fuyez les piéges, les manœuvres et les expédients de l’esprit de parti. Laissez aux principes leur propre poids et leur légitime influence. Quand le jour de l’épreuve sera venu, soyez justes et ne craignez rien. — Le devoir est à nous ; les conséquences appartiennent à Dieu. Celui qui suit les inspirations de sa conscience, les lois de la nature et les commandements du ciel, peut en toute sécurité abandonner le reste. Au lit de mort, son esprit revenant sur ses actions passées, prononcera ce verdict consolant : Tu as vu ton devoir et tu l’as rempli. — (Applaudissements prolongés.)
[1]: Employers. (Note du traducteur.)
[2]: Ceci prouve, pour le dire en passant, que le droit de visite n’était pas, de l’autre côté du détroit, aussi populaire qu’on le suppose en France, puisqu’il était repoussé par deux puissantes associations : les abolitionnistes et les free-traders. (Note du traducteur.)
[3]: On a fait des adjectifs des mots homicides, régicides, liberticides. On peut dire une théorie homicide. Pourquoi ne ferait-on pas aussi un adjectif du mot suicide. –- Qu’on me permette donc encore ce néologisme, sans lequel il n’est pas possible de traduire ces mots : suicidal, self-destructing. (Note du traducteur.)
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