Lettre à Bernard Domenger

Frédéric Bastiat

http://bastiat.org/

Pise, le 8 octobre 1850.

Qui nous aurait dit, la dernière fois que j’eus le plaisir de vous voir, que ma première lettre serait datée d’Italie ? J’y suis venu par les prescriptions formelles de la faculté. Je ne doute pas en effet, s’il est encore temps que ma gorge soit modifiée par quelque chose, que ce ne soit par l’air pur et chaud de Pise. Malheureusement, ce n’est qu’un côté de la question. Le plus beau climat du monde n’empêche pas que lorsqu’on ne peut parler, ni écrire, ni lire, ni travailler, il ne soit bien triste d’être seul dans un pays étranger. Cela me fait regretter Mugron, et je crois que j’aimerais mieux grelotter en Chalosse que de me réchauffer en Toscane. J’éprouve ici toute espèce de déceptions. Par exemple, il me serait facile d’avoir des relations avec tous les hommes distingués de ce pays-ci. La raison en est que, l’économie politique entrant dans l’étude du droit, cette science est cultivée par presque tous les hommes instruits. En voulez-vous une preuve singulière ? à Turin, quoiqu’on y parle principalement italien, il s’est vendu plus de mes Harmonies (édition française [1]) qu’à Marseille, Bordeaux, Lyon, Rouen, Lille réunis, et il en est de même de tous les ouvrages économiques. Vous voyez, mon cher, dans quelle illusion nous vivons en France, quand nous croyons être à la tête de la civilisation intellectuelle. — Ainsi, je me trouvais avoir accès auprès de toutes les notabilités et personnages, j’étais parfaitement placé pour étudier ce pays à fond. — Eh bien, ma préoccupation constante est de ne voir personne, d’éviter les connaissances. Bien plus, des amis intimes vont m’arriver de Paris ; ils visiteront Florence et Rome en vrais connaisseurs, car ils apprécient les arts et y sont fort initiés. Quelle bonne fortune en toute autre circonstance ou avec une tout autre maladie ! Mais le mutisme est un abîme qui isole, et je serai forcé de les fuir. Oh ! je vous assure que j’apprends bien la patience.

Parlons des dames X… J’ai toujours remarqué que la dévotion habituelle ne changeait rien à la manière d’agir des hommes, et je doute beaucoup qu’il y ait plus de probité, plus de douceur, plus de respects et d’égards les uns pour les autres, parmi nos très-dévotes populations du Midi, que parmi les populations indifférentes du Nord. De jeunes et aimables personnes assisteront tous les jours au sacrifice sanglant de leur Rédempteur, et lui promettront beaucoup plus que la simple équité ; tous les soirs elles pareront de fleurs les autels de Marie ; elles répéteront à chaque instant : Préservez-nous du mal, ne nous laissez pas succomber ; le bien d’autrui tu ne prendras ni retiendras, etc., etc. — Et puis, que l’occasion se présente, elles prendront le plus possible dans l’héritage paternel aux dépens de leurs frères, juste comme feraient des mécréants. Pourquoi pas ? n’en est-on pas quitte avec un acte de contrition et un autre de ferme propos ? On fait de bonnes œuvres, on donne un liard aux pauvres, moyennant quoi on a l’absolution. Et alors qu’a-t-on à craindre ? qu’a-t-on à se reprocher, puisqu’on a réussi à se donner le ministre de Dieu et Dieu lui-même pour complices ?

Il me semble que Mme D… avait quelque idée de faire la semaine sainte à Rome. Si ce projet se réalisait, je ferais peut-être mes dévotions auprès d’elle : sa présence et par conséquent la vôtre me seraient bien agréables, du moins si je puis articuler quelques mots. Autrement, à ne considérer que moi, j’aime autant que vous restiez où vous êtes, car vous savoir près de moi et être réduit à vous éviter serait un supplice de plus.

[1]: Deux mois plus tard, je rencontrai, à Livourne, la contrefaçon belge qui s’y vendait fort bien. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

Bastiat.orgLe Libéralisme, le vraiUn site par François-René Rideau