Lettre à Bernard Domenger

Frédéric Bastiat

http://bastiat.org/

Mardi, 13. (Été de 1849.)

Vous me demandez de vous donner des nouvelles. Savez-vous que je pourrais en demander ? Depuis quelques jours je me suis fait ermite, et ce qui m’arrive tient du rêve. J’étais fatigué, indisposé ; bref je me décidai à demander un congé, et je le passe au pavillon du Butard. Qu’est-ce que le Butard ? Le voici :

Connaissez-vous la contrée qui s’étend de Versailles à Saint-Germain, embrassant Bougival, La Celle-Saint-Cloud, Vaucresson, Marly, etc. ? C’est le pays le plus délicieux, le plus accidenté et certes le plus boisé, après les forêts d’Amérique, qu’il y ait au monde. C’est pourquoi Louis XIV, n’ayant pas assez de vue à Versailles, fit bâtir le château de Marly ; aussitôt les Montespan, Maintenon et plus tard Dubarry, firent construire les délicieuses villas de Luciennes, Malmaison, Lajonchère, Beauregard, etc.

Aujourd’hui tout cela est habité par des personnes de ma connaissance. Vers le centre, au milieu d’une forêt épaisse, isolé comme un nid d’aigle, s’élève le pavillon du Butard, que le Roi avait placé au point convergent de mille avenues comme rendez-vous de chasse. Il tire son nom de sa position élevée.

Or, un réactionnaire, qui a su que depuis longtemps je désirais goûter de ce pittoresque et sauvage séjour, et que je méditais quelque chose sur la Propriété, m’a laissé camper dans son Butard, qu’il a loué de l’État avec les chasses environnantes. Me voici donc tout seul, et je me plais tellement à cette vie qu’à l’expiration de mon congé, je me propose d’aller à la chambre et de revenir ici tous les jours. Je lis, je me promène, je joue de la basse, j’écris, et le soir j’enfile une des avenues, qui me conduit chez un ami. C’est ainsi que j’ai appris hier la mort de Bugeaud. C’est un homme à regretter. Sa franchise militaire inspirait la confiance ; et il est telle situation donnée (fort possible) où il nous aurait été bien utile.

Je suis venu à Paris. J’y trouve les affaires dans un bien triste état. La stupide audace de ********* passe toute croyance…… Ces hommes s’amusent à fouler aux pieds toutes les règles du gouvernement représentatif, Constitution, Lois, Décrets ; ils ne s’aperçoivent pas qu’ils rendent impossible même cette monarchie qu’ils rêvent ! En outre, ils se jouent de l’honneur, de la parole et même de la sécurité de la France ; ils compromettent son propre principe, et noient la justice dans le sang. C’est plus que du délire.

Dans de telles circonstances, je vais être forcé de quitter mon Butard, ou, du moins, de passer une partie des journées sur les grands chemins. Je devrai aussi interrompre l’ouvrage que j’avais commencé à ébaucher, et que j’étais décidé à faire paraître même à l’état informe.

Bastiat.orgLe Libéralisme, le vraiUn site par François-René Rideau