Lettre à Bernard Domenger

Frédéric Bastiat

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29 avril 1849.

J’ai bien tardé de répondre à votre lettre du 14, que voulez-vous ? La nature m’a pétri de bizarrerie ; et il semble que je deviens plus inerte au moment où j’aurais besoin de plus d’activité. Ainsi depuis qu’il est question d’élections, je me suis mis en tête un travail de pure théorie qui m’attache, m’absorbe et me prend tous les moments dont je puis disposer.

Les nouvelles fort rares qui me parviennent ne me laissent guère de doutes sur le résultat du vote en ce qui me concerne ; j’ai perdu la confiance du pays. Je me l’explique : mon tort, et ce n’en est un qu’au point de vue personnel, a été de voir les deux exagérations opposées et de ne m’associer à aucune. Mon ami, elles nous conduisent à la guerre civile, à la guerre du pauvre contre le riche. Le pauvre demande plus que ce qui est juste ; le riche ne veut pas accorder même ce qui est juste. Voilà le danger. On a repoussé l’impôt progressif avec la richesse, et l’on a eu raison ; mais on maintient l’impôt progressif avec la misère, et par là on fournit de bons arguments au peuple. Personne ne sait mieux que moi combien il fait de réclamations absurdes, mais je sais aussi qu’il a des griefs fondés. La simple prudence, à défaut d’équité, me traçait donc la conduite à suivre. Combattre les exigences chimériques du peuple, faire droit à ses requêtes fondées. Mais, hélas ! la notion de justice est faussée dans l’esprit des pauvres, et le sentiment de justice est éteint dans le cœur du riche. J’ai donc dû m’aliéner les deux classes. Il ne me reste qu’à me résigner.

Puissé-je être un faux prophète ! Avant février, je disais : « Une résistance toujours croissante dans le Ministère, un mouvement toujours plus actif dans l’opposition, cela ne peut finir que par un déchirement. Cherchons le point où est la justice, il nous sauvera. » Je ne me suis pas trompé. Les deux partis ont persisté, et la révolution s’est faite.

Aujourd’hui je dis : Le pauvre demande trop, le riche n’accorde pas assez, cherchons la justice ; c’est là qu’est la conciliation et la sécurité ! — Mais les partis persistent, et nous aurons la guerre sociale.

Nous l’aurons, je le crains bien, dans des conditions fâcheuses, car plus on refuse au peuple ce qui est équitable, plus on donne de force morale et matérielle à sa cause. Aussi elle fait des progrès effrayants. Ces progrès sont masqués par une réaction momentanée et déterminée par le besoin général de sécurité ; mais ils sont réels. L’explosion sera retardée, mais elle éclatera.

J’en étais là de ma lettre, quand j’en ai reçu une de nos amis de Mugron. Je vous ai quitté pour leur répondre, et naturellement, j’ai répété ce qui précède [1] ; car je ne puis dire que ce dont mon cœur est plein. On me presse d’aller au pays, mais qu’y ferais-je ? Est-on disposé à former de grandes réunions ? Sans cela comment pourrais-je entrer en relation avec un si grand nombre d’électeurs ?

Je reçois, 30 avril, votre lettre du 27. Je vais aller tout à l’heure à l’Assemblée, et je verrai si je puis, sans inconvénient, obtenir un congé. Je répugnerais beaucoup à le demander au moment où l’on va discuter le budget de la guerre. J’ai concouru à le préparer, et je serai peut-être appelé à le défendre.

Tout le monde veut l’économie en général. Mais tout le monde combat chaque économie en particulier.

[1]: Ceci nous donne la date de la profession de foi en forme de lettre à MM. Tonnelier, Degon, Bergeron, etc. Fin du tome ier. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

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