Frédéric Bastiat
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3 juillet 1846.
Comme vous, je regrette de ne m’être pas trouvé chez moi quand vous m’avez fait l’honneur de venir me voir, et je le regrette encore plus, depuis que j’ai reçu votre bienveillante lettre du 30 juin. Je ne m’arrêterai pas à vous remercier de tout ce qu’elle contient d’obligeant ; je crains bien qu’on ne vous ait fort exagéré les efforts que j’ai pu consacrer quelquefois à ce qui m’a paru le bien du pays. Je me bornerai à répondre à ce que vous me dites, touchant les prochaines élections, et je le ferai avec toute la franchise que je dois au ton de sincérité qui respire dans toute votre lettre.
Je suis décidé à émettre ma déclaration de principes dès que la chambre sera dissoute, et abandonner le reste aux électeurs que cela regarde. C’est vous dire que, ne sollicitant pas leurs suffrages pour moi-même, je ne puis les engager dans la combinaison dont vous m’entretenez. Quant à ma conduite personnelle, j’espère que vous en trouverez la raison dans la brochure que je vous envoie par ce courrier. Permettez-moi d’ajouter ici quelques explications : Une alliance entre votre opinion et la mienne est une chose grave, que je ne puis admettre ou rejeter sans vous exposer, un peu longuement peut-être, les motifs qui me déterminent.
Vous êtes légitimiste, monsieur, vous le dites franchement dans votre profession de foi, et, par conséquent, je suis plus loin de vous que des vrais conservateurs.
Ainsi, si nous avions aux prochaines élections un candidat conservateur par opinion, mais indépendant par position, tels que MM. Basquiat, Poydenot, etc., etc., je ne pourrais pas songer un moment, en cas d’échec de mon parti, à me rallier au vôtre. La perspective de déterminer une crise ministérielle ne me déciderait pas ; et j’aimerais mieux voir triompher l’opinion dont je ne diffère que par des nuances, que celle dont je suis séparé par les principes.
Je dois vous avouer, d’ailleurs, que ces coalitions des partis extrêmes me paraissent des duperies artificieusement arrangées par des ambitieux et à leur profit. Je me place exclusivement au point de vue du contribuable, de l’administré, du public, et je me demande ce qu’il peut gagner à des combinaisons qui n’ont pour but que de faire passer le pouvoir d’une main dans une autre. En admettant le succès d’une alliance entre les deux opinions, à quoi cela peut-il mener ? Évidemment, elles ne s’entendent un moment qu’en laissant sommeiller les points par lesquels elles diffèrent, et s’abandonnant au seul désir qui leur soit commun : Renverser le cabinet. — Mais après ? — Lorsque M. Thiers, ou tout autre, sera aux affaires, que fera-t il avec une minorité de gauche, qui n’aura été majorité un instant que par l’appoint des légitimistes ; appoint qui lui sera désormais refusé ? Je vois d’ici une coalition nouvelle se former entre la droite et M. Guizot. Au bout de tout cela, j’aperçois bien confusion, crises ministérielles, embarras administratifs, ambitions satisfaites, mais je ne vois rien pour le public.
Ainsi, monsieur, je n’hésite pas à vous dire : je ne pourrais, dans aucun cas, aller à vous, si c’était réellement l’opinion conservatrice qui se présentât aux prochaines élections.
Mais il n’en est pas ainsi, je vois dans un secrétaire des commandements, le représentant, non d’une opinion politique, mais d’une pensée individuelle, et de cette pensée même à laquelle le droit électoral doit servir de barrière. Une telle candidature nous jette hors du régime représentatif, elle en est plus que la déviation, elle en est la dérision ; et il semble qu’en la proposant, le pouvoir ait résolu d’expérimenter jusqu’où peut aller la simplicité du corps électoral [1]. Sans avoir d’objection personnelle contre M. Larnac, j’en ai une si grave contre sa position, que je ne le nommerai pas, quoi qu’il arrive ; et, de plus, si besoin est, je nommerai son adversaire, fût-ce un légitimiste. — Quelle que puisse être la pensée secrète des partisans de la branche aînée, je la redoute moins que les desseins du pouvoir actuel, manifestés par l’appui qu’il prête à une telle candidature. Je hais les révolutions ; mais elles prennent des formes diverses, et je considère comme une révolution de la pire espèce ce systématique envahissement de la représentation nationale par les agents du pouvoir, et, qui pis est, du pouvoir irresponsable. Si donc je me trouve dans la cruelle alternative d’opter entre un secrétaire des commandements et un légitimiste, mon parti est pris, je nommerai le légitimiste. Si l’arrière-pensée qu’on prête à ce parti a quelque réalité, je la déplore ; mais je ne la redoute pas, convaincu que le principe de la souveraineté nationale a assez de vie, en France, pour triompher encore une fois de ses adversaires. Mais, avec une Chambre peuplée de créatures du pouvoir, le pays, sa fortune et sa liberté, sont sans défense ; et c’est là qu’est le germe d’une révolution plus dangereuse que celle que votre parti peut méditer.
En résumé, monsieur, comme candidat, je me bornerai à publier une profession de foi, et à assister aux réunions publiques, si j’y suis appelé ; comme électeur, je voterai d’abord pour un homme de la gauche, à défaut, pour un conservateur indépendant, et, à défaut encore, pour un légitimiste franc et loyal, tel que vous, plutôt que pour un secrétaire des commandements de M. le duc de Nemours.
Veuillez, etc…
[1]: Il est facile d’inférer de ce passage et de plusieurs autres, que Bastiat eût porté deux jugements sur ce qu’on nomme aujourd’hui les candidatures officielles. 1° Il y aurait vu une dérision du régime représentatif ; 2° cette dérision lui eût semblé plus triste que nouvelle. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
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