Lettre à Félix Coudroy

Frédéric Bastiat

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Paris, le 23 mai 1845.

Tu t’attends à beaucoup de détails, mon cher Félix, mais tu vas être bien désappointé ; depuis ma dernière lettre que j’envoyai par Bordeaux et dont je n’ai pas encore l’accusé de réception, nous avons un temps qui me dégoûte des visites. Je passe les matinées à perdre mon temps à quelques bagatelles, commissions, affaires obligées, et le soir à le regretter. Ma lettre sera donc bien aride ; cependant j’espère qu’elle te sera agréable à cause de celle de Dunoyer que j’y joins. Tu verras qu’il a apprécié ton écrit sur le duel. Je le quitte à l’instant ; il m’a répété de vive voix ce qu’il a consigné dans sa lettre : il a vanté le fond et le style de la brochure, et a dit qu’elle supposait des études faites dans la bonne voie ; il m’a exprimé le regret de ne pouvoir en causer plus longtemps, et le désir de venir chez moi pour traiter plus à fond le sujet. Demain je la communiquerai à M. Say, qui est un homme vraiment séduisant par sa douceur, sa grâce, jointe à une grande fermeté de principes. C’est l’ancre du parti économiste. Sans lui, sans son esprit conciliant, le troupeau serait bientôt dispersé. Beaucoup de mes collaborateurs sont engagés dans des journaux qui les rétribuent beaucoup mieux que l’économiste. D’autres ont des ménagements politiques à garder ; en un mot, il y a une réunion accidentelle d’hommes bienveillants, qui s’aiment quoique différant d’opinions à beaucoup d’égards ; il n’y a pas de parti ferme, organisé et homogène. Pour moi, si j’avais le temps de rester ici et une fortune à recevoir chez moi, je tenterais de fonder une sorte de Ligue. Mais quand on ne fait que passer, il est inutile d’essayer une aussi grande entreprise.

D’ailleurs je suis arrivé trop tôt ; ma traduction ne s’imprime que lentement. Si j’avais pu disposer de quelques exemplaires, ils m’auraient peut-être ouvert des portes.

Je n’ai pas vu M. de Lamartine, il est absent de Paris ; j’ignore l’époque de son retour.

Un homme aimable aussi, c’est M. Reybaud ; ce qui prouve en lui une vigueur d’intelligence remarquable, c’est qu’il est devenu économiste en se livrant à l’étude des réformateurs du xixe siècle. Il en tenait aussi quand il commença son ouvrage, mais son bon sens a triomphé.

Je suis en peine de savoir si M. Guizot t’a écrit. Il est à craindre que ses nombreuses préoccupations ne l’empêchent de lire ta brochure. S’il n’était qu’homme de lettres, certainement il te répondrait ; mais il est ministre et ministre dirigeant. En tout cas, s’il arrive quelque chose de ce côté, ne manque pas de m’en faire part.

Je me suis un peu occupé d’affaires publiques, je veux dire départementales. Ce serait trop long à raconter. Mais je crois que l’Adour, c’est-à-dire le bas Adour, de Hourquet au Gave, obtiendra 1,500,000 fr. Le hasard m’a placé de manière à y donner un petit coup d’épaule : ce sera toujours quelque chose si les bateaux à vapeur arrivent jusqu’à Pontons. Quant à la partie comprise entre Mugron et Hourquet, c’est pitoyable de savoir à quoi son exclusion a tenu ; mais que faire ? Il n’y a qu’une chose dont le public ne veut pas s’occuper, c’est des affaires publiques.

Je ne sais si j’écrirai aujourd’hui à ma tante, en tout cas fais-lui dire que nous nous portons tous bien ici. Adieu, mon cher Félix, mes souvenirs à ta sœur.

Bastiat.orgLe Libéralisme, le vraiUn site par François-René Rideau