Lettre à Richard Cobden

Frédéric Bastiat

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17 août 1850.

Mon cher Cobden, connaissant ma misérable santé, vous n’aurez pas été surpris de mon absence au congrès de Francfort ; surtout vous n’aurez pas songé à l’attribuer à un défaut de zèle. Indépendamment du plaisir d’être un de vos collaborateurs dans cette noble entreprise, il m’eût été bien agréable de rencontrer à Francfort des amis que j’ai rarement l’occasion de voir, et d’y faire connaissance avec une foule d’hommes distingués de ces deux excellentes races : la race anglo-saxonne et la race germanique. Enfin, je suis privé de cette consolation comme de bien d’autres. Depuis longtemps la bonne nature m’accoutume peu à peu à toutes sortes de privations, comme pour me familiariser avec la dernière qui les comprend toutes.

N’ayant pas de vos nouvelles, j’ai ignoré un moment si vous vous rendiez au congrès, car l’idée ne m’était pas venue qu’on pouvait se rendre d’Angleterre à Francfort sans passer à Paris ; et ne pensant pas non plus que vous traverseriez notre capitale sans me prévenir, je concluais que vous étiez vous-même empêché. On m’assure que non, et j’en félicite le congrès. Tâchez de porter un coup vigoureux à ce monstre de la guerre, ogre presque aussi dévorant quand il fait sa digestion, que lorsqu’il fait ses repas ; car, vraiment, je crois que les armements font presque autant de mal aux nations que la guerre elle-même. De plus, ils empêchent le bien. Pour moi, j’en reviens toujours à ceci qui me paraît clair comme le jour : tant que le désarmement ne permettra pas à la France de remanier ses finances, réformer ses impôts et satisfaire les justes espérances des travailleurs, ce sera toujours une nation convulsive… et Dieu sait les conséquences.

Un homme que j’aurais désiré voir, à cause de toutes les marques d’intérêt dont il m’a comblé, c’est M. Prince Smith, de Berlin ; s’il est au congrès, veuillez lui exprimer l’extrême désir que j’ai de faire sa connaissance personnelle. Que je serais heureux, mon cher Cobden, si vous vous décidiez à passer par Paris, et si vous obteniez de M. Prince Smith de vous accompagner dans cette excursion ! mais je n’ose m’arrêter à de telles espérances. Les bonnes fortunes ne semblent pas faites pour moi. Depuis longtemps je m’exerce à prendre le bien quand il vient, mais sans jamais l’attendre.

Il me semble qu’un petit séjour à Paris doit avoir de l’intérêt pour des politiques et des économistes. Venez voir de quel calme profond nous jouissons ici, quoi qu’on en puisse dire dans les journaux. Assurément, la paix intérieure et extérieure, en face d’un passé si agité et d’un avenir si incertain, c’est un phénomène qui atteste un grand progrès dans le bon sens public. Puisque la France s’est tirée de là, elle se tirera de bien d’autres difficultés.

On a beau dire, l’esprit humain progresse, les intérêts bien entendus acquièrent de la prépondérance, les discordances sont moins profondes et moins durables, l’harmonie se fait.

Bastiat.orgLe Libéralisme, le vraiUn site par François-René Rideau