Rome, 22 décembre 1850.
J’acquitte une dette personnelle et remplis les intentions de notre ami en vous donnant de ses nouvelles. Vous vous faisiez peu d’illusion lorsque vous l’avez quitté ; et cependant vous ne pouviez croire que le déclin de ses forces serait aussi rapide. Ce déclin est bien sensible depuis mon arrivée ici. Le pauvre malade s’en aperçoit et s’en réjouit intérieurement comme d’une faveur du ciel qui veut abréger ses souffrances.
Il a d’abord protesté en paroles et en gestes contre ce qu’il appelait ma folie. Nous avons eu peine à lui faire entendre raison à ce sujet, M. de Monclar et moi. Toutefois je n’ai pas tardé à reconnaître que ma présence était une consolation et je vous sais un gré infini, madame, de m’avoir mis à même de la lui procurer. « Puisque vous avez accompli ce voyage, je suis bien aise maintenant que vous soyez ici, » m’a-t-il dit le troisième jour. Il ne manque jamais d’ailleurs de me demander lorsque je le quitte : « Et à quelle heure vous verrai-je demain ? »
Voici comment, avec M. de Monclar, dont tout naturellement j’ai consulté les convenances, nous nous sommes partagé ses journées. M. de Monclar lui fait une visite matinale et se retire au moment où j’arrive, c’est-à-dire à onze heures et demie. Moi, je lui tiens compagnie jusqu’à cinq heures après midi, et, dans l’après-dîner, c’est M. de Monclar qui revient.
C’est un bien douloureux spectacle que celui auquel j’assiste ; mais je regretterais beaucoup, par affection et par devoir, de n’être pas là. Presque toujours, la mort est en tiers dans nos entretiens. Nous évitons, lui et moi, d’en prononcer le nom ; lui pour ne pas m’affliger, moi pour ne pas lui donner l’exemple de l’attendrissement et des pleurs, lorsqu’il me donne celui du courage. Il meurt, en effet, comme j’ai toujours pensé qu’il devait mourir, en regardant la mort en face et avec une complète résignation.
Les sujets de nos entretiens sont les amis absents, parmi lesquels vous et les vôtres avez la première place ; puis sa science chérie, cette économie politique pour laquelle il a tant fait, pour laquelle il eût voulu tant faire encore. Je n’ai pas besoin de vous dire que ces entretiens sont fort courts et que c’est de loin en loin que j’approche mon oreille de ses lèvres. Les quelques phrases qu’il prononce, je les recueille avec un religieux respect.
Hier nous avons fait une promenade qui l’a ravi. En sortant par la porte del Popolo, nous sommes allés au ponte Molle et revenus par la porte Angelica. Un beau soleil illuminait les sites que nous avions sous les yeux. Il me répétait souvent : « Quelle délicieuse promenade ! Comme nous avons bien réussi ! » La sérénité du ciel avait passé dans son âme. Il adressait comme un dernier adieu aux splendeurs de la nature qui ont si souvent excité son enthousiasme.
Depuis le 20 de ce mois il s’est confessé. « Je veux, m’a-t-il dit, mourir dans la religion de mes pères. Je l’ai toujours aimée, quoique je n’en aie pas suivi les pratiques extérieures. »
Je me borne à ces quelques détails et peut-être même dois-je m’excuser de vous les présenter, à vous qui êtes déjà sous le poids de la plus légitime affliction causée par la plus cruelle des pertes.
Il s’en est peu fallu que je ne vous rencontrasse à Livourne, où nous étions, à ce qu’il paraît, le même jour, ce que j’ai su depuis. Je me suis d’ailleurs applaudi de ce que cette rencontre n’avait pas eu lieu, car vous aviez encore alors un reste d’espoir qu’il m’eût été difficile de ne pas vous enlever.
Veuillez bien offrir, madame, à M. Cheuvreux mes affectueux souvenirs et recevoir, ainsi que Mlle Cheuvreux, l’hommage de mon respectueux dévouement.
P. Paillotet.
Bastiat.org | Le Libéralisme, le vrai | Un site par François-René Rideau |