Lettre à Mme Cheuvreux

Frédéric Bastiat

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Bruxelles, juin 1849.

Madame,

L’absence de votre beau-frère fera un mauvais effet sur les amis de la paix ; ils s’attendent à une réception qu’ils ne trouveront pas. M. Say est du nombre de ceux qui ont signé l’invitation. Sur cette circulaire plusieurs centaines d’étrangers vont se rendre à Paris, les uns traversant la Manche, les autres l’Océan ; ils s’imaginent trouver chez nous un zèle ardent. Quelle déception, quand on verra la cause de la paix en France représentée par Guillaumin, Garnier et Bastiat. En Angleterre elle met en mouvement les populations entières, hommes et femmes, prêtres et laïques ; faut-il que mon pays se laisse toujours devancer ?

Je rentrerai à Paris en passant par Gand et Bruges ; je voudrais arriver deux jours avant le Congrès, pour savoir quelles dispositions ont été prises ; car je vous avoue que je me sens inquiet sur ce point ; il faut, au moins, que je m’acquitte des devoirs de l’hospitalité envers Cobden ; pour cela peut-être aurai-je recours à votre inépuisable bonté ; je vous demanderai la permission de vous présenter un des hommes les plus remarquables de notre temps. Si je parviens, comme je l’espère, à arriver à Paris samedi, je prendrai la liberté d’aller dimanche à la Jonchère ; n’y trouverais-je rien de changé ?

Mlle Louise sera-t-elle en pleine possession de sa santé et de sa voix ? C’est une bien douce, mais bien impérieuse habitude, que celle d’être informé, jour par jour, de ce qui intéresse ; elle rend pénible la plus courte absence.

Tout bien considéré, mesdames, permettez-moi de ne pas abuser de votre indulgence et de retenir la relation de ma pointe sur Anvers. À quoi bon vous l’envoyer et vous donner la fatigue d’une lecture quand je pourrai y suppléer bientôt par quelques minutes de conversation. D’ailleurs en relisant ces notes, je m’aperçois qu’elles parlent de tout, excepté d’Anvers. J’ai trouvé les Belges très-fiers du bon sens dont ils ont fait preuve pendant ces deux dernières années de troubles européens ; ils se sont hâtés de mettre fin à leurs discordes par des concessions réciproques ; le Roi a donné l’exemple, les Chambres et le peuple ont suivi ; bref, ils sont tous enchantés les uns des autres et d’eux-mêmes. Cependant les doctrines socialistes et communistes ne cessent de continuer leur œuvre souterraine et il me semble qu’on en est assez effrayé. Cela a fait surgir dans ma tête un projet que je vous communiquerai ; mais qu’est-ce que des projets ? Ils ressemblent à ces petites bulles qui paraissent et disparaissent à la surface d’une eau agitée.

Adieu, madame ; n’allez pas croire qu’il en est des sentiments comme des projets ; l’affection que je sens pour vous, pour votre famille, est trop profonde, elle a des bases trop solides pour ne pas durer autant que ma vie et j’espère au delà.

F. Bastiat.

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