Frédéric Bastiat
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L’échange c’est l’économie politique, c’est la société tout entière, car il est impossible de concevoir la société sans échange ni l’échange sans société. Aussi n’ai-je pas la prétention d’épuiser dans ce chapitre un si vaste sujet. À peine le livre entier en offrira-t-il une ébauche.
Si les hommes, comme les colimaçons, vivaient dans un complet isolement les uns des autres, s’ils n’échangaient pas leurs travaux et leurs idées, s’il n’opéraient pas entre eux de transactions, il pourrait y avoir des multitudes, des unités humaines, des individualités juxtaposées ; il n’y aurait pas de société.
Que dis-je ? il n’y aurait pas même d’individualités. Pour l’homme, l’isolement c’est la mort. Or, si hors de la société il ne peut vivre, la conclusion rigoureuse c’est que son état de nature c’est l’état social.
Toutes les sciences aboutissent à cette vérité si méconnue du xviiie siècle qui fondait la politique et la morale sur l’assertion contraire. Alors on ne se contentait pas d’opposer l’état de nature à l’état social, on donnait au premier sur le second une prééminence décidée. « Heureux les hommes, avait dit Montaigne, quand ils vivaient sans liens, sans lois, sans langage, sans religion ! » On sait que le système de Rousseau, qui a exercé et exerce encore une si grande influence sur les opinions et sur les faits, repose tout entier sur cette hypothèse qu’un jour les hommes, pour leur malheur, convinrent d’abandonner l’innocent état de nature pour l’orageux état de société.
Il n’entre pas dans l’objet de ce chapitre de rassembler toutes les réfutations qu’on peut faire de cette erreur fondamentale, la plus funeste qui ait jamais infecté les sciences politiques ; car si la société est d’invention et de convention, il s’ensuit que chacun peut inventer une nouvelle forme sociale, et telle a été en effet, depuis Rousseau, la direction des esprits. Il me serait, je crois, facile de démontrer que l’isolement exclut le langage, comme l’absence du langage exclut la pensée ; et certes, l’homme moins la pensée, bien loin d’être l’homme de la nature, n’est pas même l’homme.
Mais une réfutation péremptoire de l’idée sur laquelle repose la doctrine de Rousseau sortira directement, sans que nous la cherchions, de quelques considérations sur l’échange.
Besoin, effort, satisfaction, voilà l’homme, au point de vue économique.
Nous avons vu que les deux termes extrêmes étaient essentiellement intransmissibles, car ils s’accomplissent dans la sensation, ils sont la sensation même, qui est tout ce qu’il y a de plus personnel au monde, aussi bien celle qui précède l’effort et le détermine, que celle qui le suit et en est la récompense.
C’est donc l’effort qui s’échange, et cela ne peut être autrement, puisque échange implique activité, et que l’effort seul manifeste notre principe actif. Nous ne pouvons souffrir ou jouir les uns pour les autres, encore que nous soyons sensibles aux peines et aux plaisirs d’autrui. Mais nous pouvons nous entr’aider, travailler les uns pour les autres, nous rendre des services réciproques, mettre nos facultés, ou ce qui en provient, au service d’autrui, à charge de revanche. C’est la société. Les causes, les effets, les lois de ces échanges constituent l’économie politique et sociale.
Non-seulement nous le pouvons, mais nous le faisons nécessairement. Ce que j’affirme, c’est ceci : Que notre organisation est telle que nous sommes tenus de travailler les uns pour les autres sous peine de mort et de mort immédiate. Si cela est, la société est notre état de nature, puisque c’est le seul où il nous soit donné de vivre.
Il y a, en effet, une remarque à faire sur l’équilibre des besoins et des facultés, remarque qui m’a toujours saisi d’admiration pour le plan providentiel qui régit nos destinées.
Dans l’isolement, nos besoins surpassent nos facultés.
Dans l’état social, nos facultés surpassent nos besoins.
Il suit de là que l’homme isolé ne peut vivre, tandis que, chez l’homme social, les besoins les plus impérieux font place à des désirs d’un ordre plus élevé, et ainsi progressivement dans une carrière de perfectibilité à laquelle nul ne saurait assigner de limites.
Ce n’est pas là de la déclamation, mais une assertion susceptible d’être rigoureusement démontrée par le raisonnement et par l’analogie, sinon par l’expérience. Et pourquoi ne peut-elle être démontrée par l’expérience, par l’observation directe ? Précisément parce qu’elle est vraie, précisément parce que, l’homme ne pouvant vivre dans l’isolement, il devient impossible de montrer, sur la nature vivante, les effets de la solitude absolue. Les sens ne peuvent saisir une négation. On peut prouver à mon esprit qu’un triangle n’a jamais quatres côtés ; on ne peut, à l’appui, offrir à mes yeux un triangle tétragone. Si on le faisait, l’assertion serait détruite par cette exhibition même. De même, me demander une preuve expérimentale, exiger de moi que j’étudie les conséquences de l’isolement sur la nature vivante, c’est m’imposer une contradiction, puisque, pour l’homme, isolement et vie s’excluant, on n’a jamais vu et on ne verra jamais des hommes sans relations.
S’il y a des animaux, ce que j’ignore, destinés par leur organisme à parcourir dans l’isolement absolu le cercle de leur existence, il est bien clair que la nature a dû mettre entre leurs besoins et leurs facultés une proportion exacte. On pourrait encore comprendre que leurs facultés fussent supérieures ; en ce cas, ces animaux seraient perfectibles et progressifs. L’équilibre exact en fait des être stationnaires, mais la supériorité des besoins ne se peut concevoir. Il faut que dès leur naissance, dès leur première apparition dans la vie, leurs facultés soient complètes relativement aux besoins auxquels elles doivent pourvoir, ou, du moins, que les unes et les autres se développent dans un même rapport. Sans cela ces espèces mourraient en naissant et par conséquent ne s’offriraient pas à l’observation.
De toutes les espèces de créatures vivantes qui nous environnent, aucune, sans contredit, n’est assujettie à autant de besoins que l’homme. Dans aucune, l’enfance n’est aussi débile, aussi longue, aussi dénuée, la maturité chargée d’une responsabilité aussi étendue, la vieillesse aussi faible et souffrante. Et, comme s’il n’avait pas assez de ses besoins, l’homme a encore des goûts dont la satisfaction exerce ses facultés autant que celle de ses besoins mêmes. À peine il sait apaiser sa faim, qu’il veut flatter son palais ; à peine se couvrir, qu’il veut se décorer ; à peine s’abriter, qu’il songe à embellir sa demeure. Son intelligence n’est pas moins inquiète que son corps nécessiteux. Il veut approfondir les secrets de la nature, dompter les animaux, enchaîner les éléments, pénétrer dans les entrailles de la terre, traverser d’immenses mers, planer au-dessus des vents, supprimer le temps et l’espace ; il veut connaitre les mobiles, les ressorts, les lois de sa volonté et de son cœur, régner sur ses passions, conquérir l’immortalité, se confondre avec son Créateur, tout soumettre à son empire, la nature, ses semblabes, lui-même ; en un mot, ses désirs se dilatent sans fin dans l’infini.
Aussi, dans aucune autre espèce, les facultés ne sont susceptibles d’un aussi grand développement que dans l’homme. Lui seul paraît comparer et juger, lui seul raisonne et parle ; seul il prévoit ; seul il sacrifie le présent à l’avenir ; seul il transmet de génération en génération ses travaux, ses pensées et les trésors de son expérience, seul enfin il est capable d’une perfectibilité dont la chaîne incommensurable semble attachée au delà même de ce monde.
Plaçons ici une observation économique. Quelque étendu que soit le domaine de nos facultés, elles ne sauraient nous élever jusqu’à la puissance de créer. Il n’appartient pas à l’homme, en effet, d’augmenter ou de diminuer le nombre des molécules existantes. Son action se borne à soumettre les substances répandues autour de lui à des modifications, à des combinaisons qui les approprient à son usage (J.-B. Say).
Modifier les substances de manière à accroître, par rapport à nous, leur utilité, c’est produire, ou plutôt c’est une manière de produire. J’en conclus que la valeur, ainsi que nous le verrons plus tard, ne saurait jamais être dans ces substances elles-mêmes, mais dans l’effort intervenu pour les modifier et comparé, par l’échange, à d’autres efforts analogues. C’est pourquoi la valeur n’est que l’appréciation de services échangés, soit que la matière intervienne ou n’intervienne pas. Il est complétement indifférent, quant à la notion de valeur, que je rende à mon semblabe un service direct, par exemple en lui faisant une opération chirurgicale, ou un service indirect en préparant pour lui une substance curative. Dans ce dernier cas, l’utilité est dans la substance, mais la valeur est dans le service, dans l’effort intellectuel et matériel fait par un homme en faveur d’un autre homme. C’est par pure métonymie qu’on a attribué la valeur à la matière elle-même, et, en cette occasion comme en bien d’autres, la métaphore a fait dévier la science.
Je reviens à l’organisation de l’homme. Si l’on s’arrêtait aux notions qui précèdent, il ne différerait des autres animaux que par la plus grande étendue des besoins et la supériorité des facultés. Tous, en effet, sont soumis aux uns et pourvus des autres. L’oiseau entreprend de longs voyages pour chercher la température qui lui convient ; le castor traverse le fleuve sur le pont qu’il a construit ; l’épervier poursuit ouvertement sa proie, le chat la guette avec patience, l’araignée lui dresse des embûches ; tous travaillent pour vivre et se développer.
Mais tandis que la nature a mis une exacte proportion entre les besoins des animaux et leurs facultés, si elle a traité l’homme avec plus de grandeur et de munificence, si, pour le forcer d’étre sociable, elle a décrété que dans l’isolement ses besoins surpasseraient ses facultés, tandis qu’au contraire dans l’état social ses facultés, supérieures à ses besoins, ouvriraient un champ sans limites à ses nobles jouissances, nous devons reconnaître que, comme dans ses rapports avec le Créateur l’homme est élevé au-dessus des bêtes par le sentiment religieux, dans ses rapports avec ses semblabes par l’équité, dans ses rapports avec lui-même par la moralité, de même, dans ses rapports avec ses moyens de vivre et de se développer, il s’en distingue par un phénomène remarquable. Ce phénomène, c’est l’échange.
Essayerai-je de peindre l’état de misère, de dénûment et d’ignorance où, sans la faculté d’échange, l’espèce humaine aurait croupi éternellement, si même elle n’eût disparu du globe ?
Un des philosophes les plus populaires, dans un roman qui a le privilége de charmer l’enfance de génération en génération, nous a montré l’homme surmontant par son énergie, son activité, son intelligence, les difficultés de la solitude absolue. Voulant mettre en lumière tout ce qu’il y a de ressources dans cette noble créature, il l’a supposée, pour ainsi dire, accidentellement retranchée de la civilisation. Il entrait donc dans le plan de Daniel de Foë de jeter dans l’île du Désespoir Robinson seul, nu, privé de tout ce qu’ajoutent aux forces humaines l’union des efforts, la séparation des occupations, l’échange, la société.
Cependant, et quoique les obstacles ne soient qu’un jeu pour l’imagination, Daniel de Foë aurait ôté à son roman jusqu’à l’ombre de la vraisemblance, si, trop fidèle à la pensée qu’il voulait développer, il n’eût pas fait à l’état social des concessions obligées, en admettant que son héros avait sauvé du naufrage quelques objets indispensables, des provisions, de la poudre, un fusil, une hache, un couteau, des cordes, des planches, du fer, etc., preuve décisive que la société est le milieu nécessaire de l’homme, puisqu’un romancier même n’a pu le faire vivre hors de son sein.
Et remarquez que Robinson portait avec lui dans la solitude un autre trésor social mille fois plus précieux et que les flots ne pouvaient engloutir, je veux parler de ses idées, de ses souvenirs, de son expérience, de son langage même, sans lequel il n’aurait pu s’entretenir avec lui-même, c’est-à-dire penser.
Nous avons la triste et déraisonnable habitude d’attribuer à l’état social les souffrances dont nous sommes témoins. Nous avons raison jusqu’à un certain point, si nous entendons comparer la société à elle-même, prise à deux degrés divers d’avancement et de perfection, mais nous avons tort si nous comparons l’état social, même imparfait, à l’isolement. Pour pouvoir affirmer que la société empire la condition, je ne dirai pas de l’homme en général, mais de quelques hommes et des plus misérables d’entre eux, il faudrait commencer par prouver que le plus mal partagé de nos frères a à supporter, dans l’état social, un plus lourd fardeau de privations et de souffrances que celui qui eût été son partage dans la solitude. Or examinez la vie du plus humble manouvrier. Passez en revue, dans tous leurs détails, les objets de ses consommations quotidiennes. Il est couvert de quelques vêtements grossiers ; il mange un peu de pain noir ; il dort sous un toit et au moins sur des planches. Maintenant demandez-vous si l’homme isolé, privé des ressources de l’échange, aurait la possibilité la plus éloignée de se procurer ces grossiers vêtements, ce pain noir, cette rude couche, cet humble abri ? L’enthousiaste le plus passionné de l’état de nature, Rousseau lui-même, avouait cette impossibilité radicale. On se passait de tout, dit-il, on allait nu, on dormait à la belle étoile. Aussi Rousseau, pour exalter l’état de nature, était conduit à faire consister le bonheur dans la privation. Mais encore j’affirme que ce bonheur négatif est chimérique et que l’homme isolé mourrait infailliblement en très-peu d’heures. Peut-être Rousseau aurait-il été jusqu’à dire que c’est là la perfection. Il eût été conséquent, car si le bonheur est dans la privation, la perfection est dans le néant.
J’espère que le lecteur voudra bien ne pas conclure de ce qui précède que nous sommes insensibles aux souffrances sociales de nos frères. De ce que ces souffrances sont moindres dans la société imparfaite que dans l’isolement, il ne s’ensuit pas que nous n’appelions de tous nos vœux le progrès qui les diminue sans cesse. Mais si l’isolement est quelque chose de pire que ce qu’il y a de pire dans l’état social, j’avais raison de dire qu’il met nos besoins, à ne parler que des plus impérieux, tout à fait au-dessus de nos facultés.
Comment l’échange, renversant cet ordre à notre profit, place-t-il nos facultés au-dessus de nos besoins ?
Et d’abord, le fait est prouvé par la civilisation même. Si nos besoins dépassaient nos facultés, nous serions des êtres invinciblement rétrogrades ; s’il y avait équilibre, nous serions des êtres inviciblement stationnaires. Nous progressons, donc chaque période de la vie sociale, comparée à une époque antérieure, laisse disponible, relativement à une somme donnée de satisfactions, une portion quelconque de nos facultés.
Essayons de donner l’explication de ce merveilleux phénomène.
Celle que nous devons à Condillac me semble tout à fait insuffisante, empirique, ou plutôt elle n’explique rien. « Par cela seul qu’un échange s’accomplit, dit-il, il doit y avoir nécessairement profit pour les deux parties contractantes, sans quoi il ne se ferait pas. Donc chaque échange renferme deux gains pour l’humanité. »
En tenant la proposition pour vraie, on n’y peut voir que la constatation d’un résultat. C’était ainsi que le malade imaginaire expliquait la vertu narcotique de l’opium :
Quia est in eâL’échange constitue deux gains, dites-vous. La question est de savoir pourquoi et comment ? — Cela résulte du fait même qu’il s’est accompli. — Mais pourquoi s’est-il accompli ? Par quel mobile les hommes ont-ils été déterminés à l’accomplir ? Est-ce que l’échange a, en lui-même, une vertu mystérieuse nécessairement bienfaisante et inaccessible à toute explication ?
D’autres font résulter l’avantage de ce que l’on donne ce qu’on a de trop pour recevoir ce dont on manque. Échange, disent-ils, c’est troc du superflu contre le nécessaire. Outre que cela est contraire aux faits qui se passent sous nos yeux, — car qui osera dire que le paysan, en cédant le blé qu’il a cultivé et dont il ne mangera jamais, donne son superflu ? — Je vois bien dans cet axiome comment deux hommes s’arrangent accidentellement ; mais je n’y vois pas l’explication du progrès.
L’observation nous donnera de la puissance de l’échange une explication plus satisfaisante.
L’échange a deux manifestations : Union des forces, séparation des occupations.
Il est bien clair qu’en beaucoup de cas la force unie de plusieurs hommes est supérieure, du tout au tout, à la somme de leurs forces isolées. Qu’il s’agisse de déplacer un lourd fardeau. Là où mille hommes pourraient successivement échouer, il est possible que quatres hommes réussissent en s’unissant. Essayez de vous figurer les choses qui ne se fussent jamais accomplies dans le monde sans cette union !
Et puis ce n’est rien encore que le concours vers un but commun de la force musculaire ; la nature nous a dotés de facultés physiques, morales, intellectuelles très-variées. Il y a dans la coopération de ces facultés des combinaisons inépuisables. Faut-il réaliser une œuvre utile, comme la construction d’une route, ou la défense du pays ? L’un met au service de la communauté sa vigueur, l’autre son agilité, celui-ci son audace, celui-là son expérience, sa prévoyance, son imagination et jusqu’à sa renommée. Il est aisé de comprendre que les mêmes hommes, agissant isolément, n’auraient pu ni atteindre ni même concevoir le même résultat.
Or, union des forces implique échange. Pour que les hommes consentent à coopérer, il faut bien qu’ils aient en perspective une participation à la satisfaction obtenue. Chacun fait profiter autrui de ses efforts et profite des efforts d’autrui dans des proportions convenues, ce qui est échange.
On voit ici comment l’échange, sous cette forme, augmente nos satisfactions. C’est que des efforts égaux en intensité aboutissent, par le seul fait de leur union, à des résultats supérieurs. Il n’y a là aucune trace de ce prétendu troc du superflu contre le nécessaire, non plus que du double et empirique profit allégué par Condillac.
Nous ferons la même remarque sur la division du travail. Au fait, si l’on y regarde de près, se distribuer les occupations ce n’est, pour les hommes, qu’une autre manière, plus permanente, d’unir leurs forces, de coopérer, de s’associer, et il est très-exact de dire, ainsi que cela sera démontré plus tard, que l’organisation sociale actuelle, à la condition de reconnaître l’échange libre, est la plus belle, la plus vaste des associations, association bien autrement merveilleuse que celles rêvées par les socialistes, puisque, par un mécanisme admirable, elle se concilie avec l’indépendance individuelle. Chacun y entre et en sort à chaque instant d’après sa convenance. Il y apporte le tribut qu’il veut ; il en retire une satisfaction comparativement supérieure et toujours progressive, déterminée selon les lois de la justice, par la nature même des choses et non par l’arbitraire d’un chef. — Mais ce point de vue serait ici une anticipation. Tout ce que j’ai à faire pour le moment, c’est d’expliquer comment la division du travail accroît notre puissance.
Sans nous étendre beaucoup sur ce sujet, puisqu’il est du petit nombre de ceux qui ne soulèvent pas d’objections, il n’est pas inutile d’en dire quelque chose. Peut-être l’a-t-on un peu amoindri. Pour prouver la puissance de la division du travail, on s’est attaché à signaler les merveilles qu’elle accomplit dans certaines manufactures, les fabriques d’épingles par exemple. La question peut être élevée à un point de vue plus général et plus philosophique. Ensuite la force de l’habitude a ce singulier privilége de nous dérober la vue, de nous faire perdre la conscience des phénomènes au milieu desquels nous sommes plongés. Il n’y a pas de mot plus profondément vrai que celui de Rousseau : « Il faut beaucoup de philosophie pour observer ce qu’on voit tous les jours. » Ce n’est donc pas une chose oiseuse que de rappeler aux hommes ce que, sans s’en apercevoir, ils doivent à l’échange.
Comment la faculté d’échanger a-t-elle élevé l’humanité à la hauteur où nous la voyons aujourd’hui ? Par son influence sur le travail, sur le concours des agents naturels, sur les facultés de l’homme et sur les capitaux.
Adam Smith a fort bien démontré cette influence sur le travail.
« L’accroissement, dans la quantité d’ouvrage que peut exécuter le même nombre d’hommes par suite de la division du travail, est dû à trois circonstances, dit ce célèbre économiste : 1° au degré d’habileté qu’acquiert chaque travailleur ; 2° à l’économie du temps qui se perd naturellement à passer d’un genre d’occupation à un autre ; 3° à ce que chaque homme a plus de chances de découvrir des méthodes aisées et expéditives pour atteindre un objet, lorsque cet objet est le centre de son attention que lorsqu’elle se dissipe sur une infinie variété de choses. »
Ceux qui, comme Adam Smith, voient dans le Travail la source unique de la richesse, se bornent à rechercher comment il se perfectionne en se divisant. Mais nous avons vu, dans le chapitre précédent, qu’il n’est pas le seul agent de nos satisfactions. Les forces naturelles concourent. Cela est incontestable.
Ainsi, en agriculture, l’action du soleil et de la pluie, les sucs cachés dans le sol, les gaz répandus dans l’atmosphère, sont certainement des agents qui coopèrent avec le travail humain à la production des végétaux.
L’industrie manufacturière doit des services analogues aux qualités chimiques de certaines substances, à la puissance des chutes d’eau, de l’élasticité de la vapeur, de la gravitation, de l’électricité.
Le commerce a su faire tourner au profit de l’homme la vigueur et l’instinct de certaines races animales, la force du vent qui enfle les voiles de ses navires, les lois du magnétisme qui, agissant sur la boussole, dirigent leur sillage à travers l’immensité des mers.
Il est deux vérités hors de toute contestation. La première, c’est que l’homme est d’autant mieux pourvu de toutes choses qu’il tire un meilleur parti des forces de la nature.
Il est palpable, en effet, qu’on obtient plus de blé, à égalité d’efforts, sur une bonne terre végétale que sur des sables arides ou de stériles rochers.
La seconde, c’est que les agents naturels sont répartis sur le globe d’une manière inégale.
Qui oserait soutenir que toutes terres sont également propres aux mêmes cultures, toutes contrées au même genre de fabrication ?
Or, s’il est vrai que les forces naturelles diffèrent sur les divers points du globe, et si, d’un autre côté, les hommes sont d’autant plus riches qu’ils s’en font plus aider, il s’ensuit que la faculté d’échanger augmente, dans une proportion incommensurable, l’utile concours de ces forces.
Ici nous retrouvons en présence l’utilité gratuite et l’utilité onéreuse, celle-là se substituant à celle-ci, en vertu de l’échange. N’est-il pas clair, en effet, que si, privés de la faculté d’échanger, les hommes étaient réduits à produire de la glace sous l’équateur et du sucre près des pôles, ils devraient faire avec beaucoup de peine ce que le chaud et le froid font aujourd’hui gratuitement pour eux, et qu’à leur égard une immense proportion de forces naturelles resterait dans l’inertie ? Grâce à l’échange, ces forces sont utilisées partout où on les rencontre. La terre à blé est semée en blé ; la terre à vigne est plantée en vigne ; il y a des pêcheurs sur les côtes et des bûcherons sur les montagnes. Ici on dirige l’eau, là le vent sur une roue qui remplace dix hommes. La nature devient un esclave qu’il ne faut ni nourrir ni vêtir, dont nous ne payons ni ne faisons payer les services, qui ne coûte rien ni à notre bourse ni à notre conscience [1]. La même somme d’efforts humains, c’est-à-dire les mêmes services, la même valeur, réalise une somme d’utilité toujours plus grande. Pour chaque résultat donné, une portion seulement de l’activité humaine est absorbée ; l’autre, par l’intervention des forces naturelles, est rendue disponible, elle se prend à de nouveaux obstacles, satisfait à de nouveaux désirs, réalise de nouvelles utilités.
Les effets de l’échange sur nos facultés intellectuelles sont tels qu’il n’est pas donné à l’imagination la plus vigoureuse d’en calculer la portée.
« Nos connaissances, dit M. de Tracy, sont nos plus précieuses acquisitions, puisque ce sont elles qui dirigent l’emploi de nos forces et le rendent plus fructueux, à mesure qu’elles sont plus saines et plus étendues. Or, nul homme n’est à portée de tout voir, et il est bien plus aisé d’apprendre que d’inventer. Mais quand plusieurs hommes communiquent ensemble, ce qu’un d’eux a observé est bientôt connu de tous les autres, et il suffit que parmi eux il s’en trouve un fort ingénieux pour que des découvertes précieuses deviennent promptement la propriété de tous. Les lumières doivent donc s’accroitre bien plus rapidement que dans l’état d’isolement, sans compter qu’elles peuvent se conserver et, par conséquent, s’accumuler de générations en générations. »
Si la nature a varié autour de l’homme les ressources qu’elle met à sa disposition, elle n’a pas été plus uniforme dans la distribution des facultés humaines. Nous ne sommes pas tous doués, au même degré, de vigueur, de courage, d’intelligence, de patience, d’aptitudes artistiques, littéraires, industrielles. Sans l’échange, cette diversité, loin de tourner au profit de notre bien-être, contribuerait à notre misère, chacun ressentant moins les avantages des facultés qu’il aurait que la privation de celles qu’il n’aurait pas. Grâce à l’échange, l’être fort peut, jusqu’à un certain point, se passer de génie, et l’être intelligent de vigueur ; car, par l’admirable communauté qu’il établit entre les hommes, chacun participe aux qualités distinctives de ses semblabes.
Pour donner satisfaction à ses besoins et à ses goûts, il ne suffit pas, dans la plupart des cas, de travailler, d’exercer ses facultés sur ou par des agents naturels. Il faut encore des outils, des instruments, des machines, des provisions, en un mot des capitaux. Supposons une petite peuplade, composée de dix familles, dont chacune, travaillant exclusivement pour elle-même, est obligée d’exercer dix industries différentes. Il faudra à chaque chef de famille dix mobiliers industriels. Il y aura dans la peuplade dix charrues, dix paires de bœufs, dix forges, dix ateliers de charpente et de menuiserie, dix métiers à tisser, etc. ; avec l’échange, une seule charrue, une seule paire de bœufs, une seule forge, un seul métier à tisser, pourront suffire. Il n’y a pas d’imagination qui puisse calculer l’économie de capitaux due à l’échange.
Le lecteur voit bien maintenant ce qui constitue la vraie puissance de l’échange. Ce n’est pas, comme dit Condillac, qu’il implique deux gains, parce que chacune des parties contractantes estime plus ce qu’elle reçoit que ce qu’elle donne. Ce n’est pas non plus que chacune d’elle cède du superflu pour acquérir du nécessaire. C’est tout simplement que, lorsqu’un homme dit à un autre : « Ne fais que ceci, je ne ferai que cela, et nous partagerons, » il y a meilleur emploi du travail, des facultés, des agents naturels, des capitaux, et, par conséquent, il y a plus à partager. À plus forte raison si trois, dix, cent, mille, plusieurs millions d’hommes entrent dans l’association.
Les deux propositions que j’ai avancées sont donc rigoureusement vraies, à savoir :
Dans l’isolement, nos besoins dépassent nos facultés.
Dans l’état social, nos facultés dépassent nos besoins.
La première est vraie, puisque toute la surface de la France ne pourrait faire subsister un seul homme à l’état d’isolement absolu.
La seconde est vraie, puisque, en fait, la population de cette même surface croît en nombre et en bien-être.
Progrès de l’échange. La forme primitive de l’échange, c’est le troc. Deux personnes, dont chacune éprouve un désir et possède l’objet qui peut satisfaire le désir de l’autre, se font cession réciproque, ou bien elles conviennent de travailler séparément chacune à une chose, sauf à partager dans des proportions débattues le produit total. — Voilà le troc, qui est, comme diraient les socialistes, l’échange, le trafic, le commerce embryonnaire. Nous remarquons ici deux désirs comme mobiles, deux efforts comme moyens, deux satisfactions comme résultats ou comme consommation de l’évolution entière, et rien ne diffère essentiellement de la même évolution accomplie dans l’isolement, si ce n’est que les désirs et les satisfactions sont demeurés, selon leur nature, intransmissibles, et que les efforts seuls ont été échangés ; en d’autres termes, deux personnes ont travaillé l’une pour l’autre, elles se sont rendu mutuellement service.
Aussi c’est là que commence véritablement l’économie politique, car c’est là que nous pouvons observer la première apparition de la valeur. Le troc ne s’accomplit qu’à la suite d’une convention, d’un débat ; chacune des parties contractantes se détermine par la considération de son intérêt personnel, chacune d’elles fait un calcul dont la portée est celle-ci : « Je troquerai si le troc me fait arriver à la satisfaction de mon désir avec un moindre effort. » — C’est certainement un merveilleux phénomène que des efforts amoindris puissent faire face à des désirs et à des satisfactions égales, et cela s’explique par les considérations que j’ai présentées dans le premier paragraphe de ce chapitre. Quand les deux produits ou les deux services se troquent, on peut dire qu’ils se valent. Nous aurons à approfondir ultérieurement la notion de valeur. Pour le moment, cette vague définition suffit.
On peut concevoir le troc circulaire, embrassant trois parties contractantes. Paul rend un service à Pierre, lequel rend un service équivalent à Jacques, qui rend à son tour un service équivalent à Paul, moyennant quoi tout est balancé. Je n’ai pas besoin de dire que cette rotation ne se fait que parce qu’elle arrange toutes les parties, sans changer ni la nature ni les conséquences du troc.
L’essence du troc se retrouverait dans toute sa pureté, alors même que le nombre des contractants serait plus grand. Dans ma commune, le vigneron paye avec du vin les services du forgeron, du barbier, du tailleur, du bedeau, du curé, de l’épicier. Le forgeron, le barbier, le tailleur livrent aussi à l’épicier, contre les marchandises consommées le long de l’année, le vin qu’ils ont reçu du vigneron.
Ce troc circulaire, je ne saurais trop le répéter, n’altère en rien les notions primordiales posées dans les chapitres précédents. Quand l’évolution est terminée, chaque coopérant a offert ce triple phénomène : désir, effort, satisfaction. Il n’y a eu qu’une chose de plus, l’échange des efforts, la transmission des services, la séparation des occupations avec tous les avantages qui en résultent, avantages auxquels chacun a pris part, puisque le travail isolé est un pis aller toujours réservé et qu’on n’y renonce qu’en vue d’un avantage quelconque.
Il est aisé de comprendre que le troc circulaire et en nature ne peut s’étendre beaucoup, et je n’ai pas besoin d’insister sur les obstacles qui l’arrêtent. Comment s’y prendrait, par exemple, celui qui voudrait donner sa maison contre les mille objets de consommation dont il aura besoin pendant toute l’année ? En tout cas, le troc ne peut sortir du cercle étroit de personnes qui se connaissent. L’humanité serait bien vite arrivée à la limite de la séparation des travaux, à la limite du progrès, si elle n’eût pas trouvé un moyen de faciliter les échanges.
C’est pourquoi, dès l’origine même de la société, on voit les hommes faire intervenir dans leurs transactions une marchandise intermédiaire, du blé, du vin, des animaux et presque toujours des métaux. Ces marchandises remplissent plus ou moins commodément cette destination, mais aucune ne s’y refuse par essence, pourvu que l’effort y soit représenté par la valeur, puisque c’est ce dont il s’agit d’opérer la transmission.
Avec le recours à cette marchandise intermédiaire apparaissent deux phénomènes économiques qu’on nomme vente et achat. Il est clair que l’idée de vente et d’achat n’est pas comprise dans le troc simple, ni même dans le troc circulaire. Quand un homme donne à un autre de quoi boire pour en recevoir de quoi manger, il n’y a là qu’un fait indécomposable. Or ce qu’il faut bien remarquer, au début de la science, c’est que l’échange qui s’accomplit par un intermédiaire ne perd en rien la nature, l’essence, la qualité du troc, seulement c’est un troc composé. Selon la remarque très-judicieuse et très-profonde de J.-B. Say, c’est un troc à deux facteurs, dont l’un s’appelle vente et l’autre achat, facteurs dont la réunion est indispensable pour constituer un troc complet.
En effet, l’apparition dans le monde d’un moyen commode de troquer ne change ni la nature des hommes ni celle des choses. Il reste toujours pour chacun le besoin qui détermine l’effort, et la satisfaction qui le récompense. L’échange n’est complet que lorsque l’homme qui a fait un effort en faveur d’autrui en a obtenu un service équivalent, c’est-à-dire la satisfaction. Pour cela, il vend son service contre la marchandise intermédiaire, et puis, avec cette marchandise intermédiaire, il achète des services équivalents, et alors les deux facteurs reconstituent pour lui le troc simple.
Considérez un médecin, par exemple. Pendant plusieurs années, il a appliqué son temps et ses facultés à l’étude des maladies et des remèdes. Il a visité des malades, il a donné des conseils, en un mot, il a rendu des services. Au lieu de recevoir de ses clients, en compensation, des services directs, ce qui eût constitué le simple troc, il en a reçu une marchandise intermédiaire, des métaux avec lesquels il s’est procuré les satisfactions qui étaient en définitive l’objet qu’il avait en vue. Ce ne sont pas les malades qui lui ont fourni le pain, le vin, le mobilier, mais ils lui en ont fourni la valeur. Ils n’ont pu céder des écus que parce qu’eux-mêmes avaient rendu des services. Il y a donc balance de services quant à eux, il y a aussi balance pour le médecin, et, s’il était possible de suivre par la pensée cette circulation jusqu’au bout, on verrait que l’échange par intervention de la monnaie se résout en une multitude de trocs simples.
Sous le régime du troc simple, la valeur c’est l’appréciation de deux services échangés et directement comparés entre eux. Sous le régime de l’échange composé, les deux services s’apprécient aussi l’un l’autre, mais par comparaison à ce terme moyen, à cette marchandise intermédiaire qu’on appelle monnaie. Nous verrons ailleurs quelles difficultés, quelles erreurs sont nées de cette complication. Il nous suffit de faire remarquer ici que la présence de cette marchandise intermédiaire n’altère en rien la notion de valeur.
Une fois admis que l’échange est à la fois cause et effet de la séparation des occupations, une fois admis que la séparation des occupations multiplie les satisfactions proportionnellement aux efforts, par les motifs exposés au commencement de ce chapitre, le lecteur comprendra facilement les services que la monnaie a rendus à l’humanité par ce seul fait qu’elle facilite les échanges. Grâce à la monnaie, l’échange a pu prendre un développement vraiment indéfini. Chacun jette dans la société ses services, sans savoir à qui ils procureront la satisfaction qui y est attachée. De même il retire de la société non des services immédiats, mais des écus avec lesquels il achètera en définitive des services, où, quand et comme il lui plaira. En sorte que les transactions définitives se font à travers le temps et l’espace, entre inconnus, sans que personne sache, au moins dans la plupart des circonstances, par l’effort de qui ses besoins seront satisfaits, aux désirs de qui ses propres efforts procureront satisfaction. L’échange, par l’intermédiaire de la monnaie, se résume en trocs innombrables dont les parties contractantes s’ignorent.
Cependant l’échange est un si grand bienfait pour la société (et n’est-il pas la société elle-même ?) qu’elle ne s’est pas bornée, pour le faciliter, pour le multiplier, à l’introduction de la monnaie. Dans l’ordre logique, après le besoin et la satisfaction unis dans le même individu par l’effort isolé, — après le troc simple, — après le troc à deux facteurs, ou l’échange composé de vente et achat, — apparaissent encore les transactions étendues dans le temps et l’espace par le moyen du crédit, titres hypothécaires, lettres de change, billets de banque, etc. Grâce à ces merveilleux mécanismes, éclos de la civilisation, la perfectionnant et se perfectionnant eux-mêmes avec elle, un effort exécuté aujourd’hui à Paris ira satisfaire un inconnu par delà les océans et par delà les siècles, et celui qui s’y livre n’en reçoit pas moins sa récompense actuelle par l’intermédiaire de personnes qui font l’avance de cette rémunération et se soumettent à en aller demander la compensation à des pays lointains ou à l’attendre d’un avenir reculé. Complication étonnante autant que merveilleuse, qui, soumise à une exacte analyse, nous montre, en définitive, l’intégrité du phénomène économique, besoin, effort, satisfaction, s’accomplissant dans chaque individualité selon la loi de justice.
Bornes de l’échange. Le caractère général de l’échange est de diminuer le rapport de l’effort à la satisfaction. Entre nos besoins et nos satisfactions s’interposent des obstacles que nous parvenons à amoindrir par l’union des forces ou par la séparation des occupations, c’est-à-dire par l’échange. Mais l’échange lui-même rencontre des obstacles, exige des efforts. La preuve en est dans l’immense masse de travail humain qu’il met en mouvement. Les métaux précieux, les routes, les canaux, les chemins de fer, les voitures, les navires, toutes ces choses absorbent une part considérable de l’activité humaine. Voyez d’ailleurs que d’hommes uniquement occupés à faciliter des échanges, que de banquiers, négociants, marchands, courtiers, voituriers, marins ! Ce vaste et coûteux appareil prouve mieux que tous les raisonnements ce qu’il y a de puissance dans la faculté d’échanger ; sans cela comment l’humanité aurait-elle consenti à se l’imposer ?
Puisqu’il est dans la nature de l’échange d’épargner des efforts et d’en exiger, il est aisé de comprendre quelles sont ses bornes naturelles. En vertu de cette force qui pousse l’homme à choisir toujours le moindre de deux maux, l’échange s’étendra indéfiniment, tant que l’effort exigé par lui sera moindre que l’effort par lui épargné. Et il s’arrêtera naturellement, quand, au total, l’ensemble des satisfactions obtenues par la séparation des travaux serait moindre, à raison des difficultés de l’échange, que si on les demandait à la production directe.
Voici une peuplade. Si elle veut se procurer la satisfaction, il faut qu’elle fasse l’effort. Elle peut s’adresser à une autre peuplade et lui dire : « Faites cet effort pour nous, nous en ferons un autre pour vous. » La stipulation peut arranger tout le monde, si, par exemple, la seconde peuplade est en mesure, par sa situation, de faire concourir à l’œuvre une plus forte proportion de forces naturelles et gratuites. En ce cas, elle réalisera le résultat avec un effort égal à 8, quand la première ne le pouvait qu’avec un effort égal à 12. Ne demandant que 8, il y a économie de 4 pour la première. Mais vient ensuite le transport, la rémunération des agents intermédiaires, en un mot l’effort exigé par l’appareil de l’échange. Il faut évidemment l’ajouter au chiffre 8. L’échange continuera à s’opérer tant que lui-même ne coûtera pas 4. Aussitôt arrivé à ce chiffre, il s’arrêtera. Il n’est pas nécessaire de légiférer à ce sujet, car, — ou la loi intervient avant que ce nivellement soit atteint, et alors elle est nuisible, elle prévient une économie d’efforts, — ou elle arrive après, et, en ce cas, elle est superflue. Elle ressemble à un décret qui défendrait d’allumer les lampes à midi.
Quand l’échange est ainsi arrêté parce qu’il cesse d’être avantageux, le moindre perfectionnement dans l’appareil commercial lui donne une nouvelle activité. Entre Orléans et Angoulême, il s’accomplit un certain nombre de transactions. Ces deux villes échangent toutes les fois qu’elles recueillent plus de satisfactions par ce procédé que par la production directe. Elles s’arrêtent quand la production par échange, aggravée des frais de l’échange lui-même, dépasse ou atteint l’effort de la production directe. Dans ces circonstances, si l’on améliore l’appareil de l’échange, si les négociants baissent le prix de leurs concours, si l’on perce une montagne, si l’on jette un pont sur la rivière, si l’on pave une route, si l’on diminue l’obstacle, l’échange se multipliera, parce que les hommes veulent tirer parti de tous les avantages que nous lui avons reconnus, parce qu’ils veulent recueillir de l’utilité gratuite. Le perfectionnement de l’appareil commercial équivaut donc à un rapprochement matériel des deux villes. — D’où il suit que le rapprochement matériel des hommes équivaut à un perfectionnement dans l’appareil de l’échange. — Et ceci est très important ; c’est là qu’est la solution du problème de la population ; c’est là, dans ce grand problème, l’élément négligé par Malthus. Là où Malthus avait vu discordance, cet élément nous fera voir harmonie.
Quand les hommes échangent, c’est qu’ils arrivent par ce moyen à une satisfaction égale avec moins d’efforts, et la raison en est que, de part et d’autre, ils se rendent des services qui servent de véhicule à une plus grande proportion d’utilité gratuite.
Or ils échangent d’autant plus que l’échange même rencontre de moindres obstacles, exige de moindres efforts.
Et l’échange rencontre des obstacles, exige des efforts d’autant moindres que les hommes sont plus rapprochés. La plus grande densité de la population est donc nécessairement accompagnée d’une plus grande proportion d’utilité gratuite. Elle donne plus de puissance à l’appareil de l’échange, elle met en disponibilité une portion d’efforts humains ; elle est une cause de progrès.
Et, si vous le voulez, sortons des généralités et voyons les faits :
Une rue d’égale longueur ne rend-elle pas plus de services à Paris que dans une ville déserte ? Un chemin de fer d’un kilomètre ne rend-il pas plus de services dans le département de la Seine que dans le département des Landes ? Un marchand de Londres ne peut-il pas se contenter d’une moindre rémunération sur chaque transaction qu’il facilite, à cause de la multiplicité ? En toutes choses, nous verrons deux appareils d’échange, quoique identiques, rendre des services bien différents selon qu’ils fonctionnent au milieu d’une population dense ou d’une population disséminée.
La densité de la population ne fait pas seulement tirer un meilleur parti de l’appareil de l’échange, elle permet encore d’accroître et de perfectionner cet appareil. Il est telle amélioration avantageuse au sein d’une population condensée, parce que là elle épargnera plus d’efforts qu’elle n’en exige, qui n’est pas réalisable au milieu d’une population disséminée, parce qu’elle exigerait plus d’efforts qu’elle n’en pourrait épargner.
Lorsqu’on quite momentanément Paris pour aller habiter une petite ville de province, on est étonné du nombre de cas où l’on ne peut se procurer certains services qu’à force de frais, de temps et à travers mille difficultés.
Ce n’est pas seulement la partie matérielle de l’appareil commercial qui s’utilise et se perfectionne par le seul fait de la densité de la population, mais aussi la partie morale. Les hommes rapprochés savent mieux se partager les occupations, unir leurs forces, s’associer pour fonder des écoles et des musées, bâtir des églises, pourvoir à leur sécurité, établir des banques ou des compagnies d’assurances, en un mot, se procurer des jouissances communes avec une beaucoup moins forte proportion d’efforts pour chacun.
Mais ces considérations reviendront quand nous en serons à la population. Bornons-nous à cette remarque :
L’échange est un moyen donné aux hommes de tirer un meilleur parti de leurs facultés, d’économiser les capitaux, de faire concourir davantage les agents gratuits de la nature, d’accroître la proportion de l’utilité gratuite à l’utilité onéreuse, de diminuer par conséquent le rapport des efforts aux résultats, de laisser à leur disposition une partie de leurs forces, de manière à en soustraire une portion toujours plus grande au service des besoins les plus impérieux et les premiers dans l’ordre de priorité, pour les consacrer à des jouissances d’un ordre de plus en plus élevé.
Si l’échange épargne des efforts, il en exige aussi. Il s’étend, il gagne, il se multiplie jusqu’au point où l’effort qu’il exige devient égal à celui qu’il épargne, et s’arrête là jusqu’à ce que, par le perfectionnement de l’appareil commercial, ou seulement par le seul fait de la condensation de la population et du rapprochement des hommes, il rentre dans les conditions nécessaires de sa marche ascendante. D’où il suit que les lois qui bornent les échanges sont toujours nuisibles ou superflues.
Les gouvernements, toujours disposés à se persuader que rien de bien ne se fait sans eux, se refusent à comprendre cette loi harmonique :
L’échange se développe naturellement jusqu’au point où il serait plus onéreux qu’utile, et s’arrête naturellement à cette limite.
En conséquence, on les voit partout fort occupés de le favoriser ou de le restreindre.
Pour le porter au delà de ses bornes naturelles, ils vont à la conquête de débouchés et de colonies. Pour le retenir en deçà, ils imaginent toutes sortes de restrictions et d’entraves.
Cette intervention de la force dans les transactions humaines est accompagnée de maux sans nombre.
L’accroissement même de cette force est déjà un premier mal ; or il est bien évident que l’État ne peut faire des conquêtes, retenir sous sa domination des pays lointains, détourner le cours naturel du commerce par l’action des douanes, sans multiplier beaucoup le nombre de ses agents.
La déviation de la force publique est un mal plus grand encore que son accroissement. Sa mission rationnelle était de protéger toutes les libertés et toutes les propriétés, et la voilà appliquée à violer elle-même la liberté et la propriété des citoyens. Ainsi les gouvernements semblent prendre à tâche d’effacer des intelligences toutes les notions et tous les principes. Dès qu’il est admis que l’oppression et la spoliation sont légitimes pourvu qu’elles soient légales, pourvu qu’elles ne s’exercent entre citoyens que par l’intermédiaire de la loi ou de la force publique, on voit peu à peu chaque classe venir demander de lui sacrifier toutes les autres.
Soit que cette intervention de la force dans les échanges en provoque qui ne se seraient pas faits, ou en prévienne qui se seraient accomplis, il ne se peut pas qu’elle n’occasionne tout à la fois déperdition et déplacement de travail et de capitaux, et par suite pertubation dans la manière dont la population se serait naturellement distribuée. Des intérêts naturels disparaissent sur un point, des intérêts factices se créent sur un autre, et les hommes suivent forcément le courant des intérêts. C’est ainsi qu’on voit de vastes industries s’établir là où elles ne devaient pas naître, la France faire du sucre, l’Angleterre filer du coton venu des plaines de l’Inde. Il a fallu des siècles de guerres, des torrents de sang répandu, d’immenses trésors dissipés pour arriver à ce résultat : substituer en Europe des industries précaires à des industries vivaces, et ouvrir ainsi des chances aux crises, aux chômages, à l’instabilité et, en définitive, au paupérisme.
Mais je m’aperçois que j’anticipe. Nous devons d’abord connaître les lois du libre et naturel développement des sociétés humaines. Plus tard, nous aurons à en étudier les perturbations. [2]
Force morale de l’échange. Il faut le répéter, au risque de froisser le sentimentalisme moderne : L’économie politique se tient dans la région de ce qu’on nomme les affaires, et les affaires se font sous l’influence de l’intérêt personnel. Les puritains du socialisme ont beau crier : « C’est affreux, nous changerons tout cela ; » leurs déclamations à cet égard se donnent à elles-mêmes un démenti permanent. Allez donc les acheter, quai Voltaire, au nom de la fraternité !
Ce serait tomber dans un autre genre de déclamation que d’attribuer de la moralité à des actes déterminés et gouvernés par l’intérêt personnel. Mais, certes, l’ingénieuse nature peut avoir arrangé l’ordre social de telle sorte que ces mêmes actes, destitués de moralité dans leur mobile, aboutissent néanmoins à des résultats moraux. N’en est-il pas ainsi du travail ? Or, je dis que l’échange, soit à l’état de simple troc, soit devenu vaste commerce, développe dans la société des tendances plus nobles que son mobile.
À Dieu ne plaise que je veuille attribuer à une seule énergie tout ce qui fait la grandeur, la gloire et le charme de nos destinées. Comme il y a deux forces dans le monde matériel, l’une qui va de la circonférence au centre, l’autre du centre à la circonférence, il y a aussi deux principes dans le monde social : l’intérêt privé et la sympathie. Qui donc est assez malheureux pour méconnaître les bienfaits et les joies du principe sympathique, manifesté par l’amitié, l’amour, la piété filiale, la tendresse paternelle, la charité, le dévouement patriotique, le sentiment religieux, l’enthousiasme du bon et du beau ? Il y en a qui disent que le principe sympathique n’est qu’une magnifique forme du principe individualiste, et qu’aimer les autres ce n’est, au fond, qu’une intelligente manière de s’aimer soi-même. Ce n’est pas ici le lieu d’appronfondir ce problème. Que nos deux énergies natives soient distinctes ou confondues, il nous suffit de savoir que, loin de se heurter, comme on le dit sans cesse, elles se combinent et concourent à la réalisation d’un même résultat, le bien général.
J’ai établi ces deux propositions :
Dans l’isolement, nos besoins surpassent nos facultés.
Par l’échange, nos facultés surpassent nos besoins.
Elles donnent la raison de la société. En voici deux autres qui garantissent son perfectionnement indéfini :
Dans l’isolement, les prospérités se nuisent.
Par l’échange, les prospérités s’entr’aident.
Est-il besoin de prouver que si la nature eût destiné les hommes à la vie solitaire, la prospérité de l’un ferait obstacle à la prospérité de l’autre ? Plus ils seraient nombreux, moins ils auraient de chances de bien-être. En tous cas, on voit clairement en quoi leur nombre pourrait nuire, on ne comprend pas comment il pourrait profiter. Et puis, je demande sous quelle forme se manifesterait le principe sympathique ? À quelle occasion prendrait-il naissance ? Pourrions-nous même le concevoir ?
Mais les hommes échangent. L’échange, nous l’avons vu, implique la séparation des occupations. Il donne naissance aux professions, aux métiers. Chacun s’attache à vaincre un genre d’obstacles au profit de la communauté. Chacun se consacre à lui rendre un genre de services. Or une analyse complète de la valeur démontre que chaque service vaut d’abord en raison de son utilité intrinsèque, ensuite en raison de ce qu’il est offert dans un milieu plus riche, c’est-à-dire au sein d’une communauté plus disposée à le demander, plus en mesure de le payer. L’expérience, en nous montrant l’artisan, le médecin, l’avocat, le négociant, le voiturier, le professeur, le savant, tirer pour eux-mêmes un meilleur parti de leurs services à Paris, à Londres, à New-York que dans les landes de Gascogne, ou dans les montagnes du pays de Galles, ou dans les prairies du Far-west, l’expérience, dis-je, ne nous confirme-t-elle pas cette vérité : L’homme a d’autant plus de chances de prospérer qu’il est dans un milieu plus prospère ?
De toutes les harmonies qui se rencontrent sous ma plume, celle-ci est certainement la plus importante, la plus belle, la plus décisive, la plus féconde. Elle implique et résume toutes les autres. C’est pourquoi je n’en pourrai donner ici qu’une démonstration fort incomplète. Heureux si elle jaillit de l’esprit de ce livre. Heureux encore si elle en sortait du moins avec un caractère de probabilité suffisant pour déterminer le lecteur à s’élever par ses propres efforts à la certitude.
Car, il n’en faut pas douter, c’est là qu’est la raison de décider entre l’organisation naturelle et les organisations artificielles ; c’est là, exclusivement là, qu’est le problème social. Si la prospérité de tous est la condition de la prospérité de chacun, nous pouvons nous fier non-seulement à la puissance économique de l’échange libre, mais encore à sa force morale. Il suffira que les hommes comprennent leurs vrais intérêts pour que les restrictions, les jalousies industrielles, les guerres commerciales, les monopoles tombent sous les coups de l’opinion, pour qu’avant de solliciter telle ou telle mesure gouvernementale, on se demande non pas : « Quel bien m’en reviendra-t-il ? » mais : « Quel bien en reviendra-t-il à la communauté ? » Cette dernière question, j’accorde qu’on se la fait quelquefois en vertu du principe sympathique ; mais que la lumière se fasse, et on se l’adressera aussi par intérêt personnel. Alors il sera vrai de dire que les deux mobiles de notre nature concourent vers un même résultat : le bien général ; et il sera impossible de dénier à l’intérêt personnel, non plus qu’aux transactions qui en dérivent, du moins quant à leurs effets, la puissance morale.
Que l’on considère les relations d’homme à homme, de famille à famille, de province à province, de nation à nation, d’hémisphère à hémisphère, de capitaliste à ouvrier, de propriétaire à prolétaire, il est évident, ce me semble, qu’on ne peut ni résoudre ni même aborder le problème social à aucun de ses points de vue avant d’avoir choisi entre ces deux maximes :
Le profit de l’un est le dommage de l’autre.
Le profit de l’un est le profit de l’autre.
Car si la nature a arrangé les choses de telle façon que l’antagonisme soit la loi des transactions libres, notre seule ressource est de vaincre la nature et d’étouffer la liberté. Si, au contraire, ces transactions libres sont harmoniques, c’est-à-dire si elles tendent à améliorer et égaliser les conditions, nos efforts doivent se borner à laisser agir la nature et à maintenir les droits de la liberté humaine.
Et c’est pourquoi je conjure les jeunes gens à qui ce livre est dédié de scruter avec soin les formules qu’il renferme, d’analyser la nature intime et les effets de l’échange. Oui, j’en ai la confiance, il s’en rencontrera un parmi eux qui arrivera enfin à la démonstration rigoureuse de cette proposition : Le bien de chacun favorise le bien de tous, comme le bien de tous favorise le bien de chacun ; — qui saura faire pénétrer cette vérité dans toutes les intelligences à force d’en rendre la preuve simple, lucide, irréfragable. — Celui-là aura résolu le problème social ; celui-là sera le bienfaiteur du genre humain.
Remarquons ceci en effet : Selon que cet axiome est vrai ou faux, les lois sociales naturelles sont harmoniques ou antagoniques. Selon qu’elles sont harmoniques ou antagoniques, il est de notre intérêt de nous y conformer ou de nous y soustraire. Si donc il était une fois bien démontré que, sous le régime de la liberté, les intérêts concordent et s’entre-favorisent, tous les efforts que nous voyons faire aujourd’hui aux gouvernements pour troubler l’action de ces lois sociales naturelles, nous les leur verrions faire pour laisser à ces lois toute leur puissance, ou plutôt ils n’auraient pas pour cela d’efforts à faire, si ce n’est celui de s’abstenir. — En quoi consiste l’action contrariante des gouvernements ? Cela se déduit du but même qu’ils ont en vue. De quoi s’agit-il ? de remédier à l’inégalité qui est censée naître de la liberté. Or il n’y a qu’un moyen de rétablir l’équilibre, c’est de prendre aux uns pour donner aux autres. — Telle est en effet la mission que les gouvernements se sont donnée ou ont reçue, et c’est une conséquence rigoureuse de la formule : Le profit de l’un est le dommage de l’autre. Cet axiome étant tenu pour vrai, il faut bien que la force répare le mal que fait la liberté. Ainsi les gouvernements, que nous croyions institués pour garantir à chacun sa liberté et sa propriété, ont entrepris la tâche de violer toutes les libertés et toutes les propriétés, et cela avec raison, si c’est en elles que réside le principe même du mal. Ainsi partout nous les voyons occupés de déplacer artificiellement le travail, les capitaux et les responsabilités.
D’un autre côté, une somme vraiment incalculable de forces intellectuelles se perd à la poursuite d’organisations sociales factices. Prendre aux uns pour donner aux autres, violer la liberté et la propriété, c’est un but fort simple ; mais les procédés peuvent varier à l’infini. De là ces multitudes de systèmes qui jettent l’effroi dans toutes les classes de travailleurs, puisque, par la nature même de leur but, ils menacent tous les intérêts.
Ainsi : gouvernements arbitraires et compliqués, négation de la liberté et de la propriété, antagonisme des classes et des peuples, tout cela est logiquement renfermé dans cet axiome : Le profit de l’un est le dommage de l’autre. — Et, par la même raison : simplicité dans les gouvernements, respect de la dignité individuelle, liberté du travail et de l’échange, paix entre les nations, sécurité pour les personnes et les propriétés, tout cela est contenu dans cette vérité : Les intérêts sont harmoniques, — à une condition cependant, c’est que cette vérité soit généralement admise.
Or il s’en faut bien qu’elle le soit. En lisant ce qui précède, beaucoup de personnes sont portées à me dire : Vous enfoncez une porte ouverte ; qui a jamais songé à contester sérieusement la supériorité de l’échange sur l’isolement ? Dans quel livre, si ce n’est peut-être dans ceux de Rousseau, avez-vous rencontré cet étrange paradoxe ?
Ceux qui m’arrêtent par cette réflexion n’oublient que deux choses, deux symptômes ou plutôt deux aspects de nos sociétés modernes : les doctrines dont les théoriciens nous inondent et les pratiques que les gouvernements nous imposent. Il faut pourtant bien que l’harmonie des intérêts ne soit pas universellement reconnue, puisque, d’un côté, la force publique est constamment occupée à intervenir pour troubler leurs combinaisons naturelles ; et que, d’une autre part, le reproche qu’on lui adresse surtout, c’est de ne pas intervenir assez.
La question est celle-ci : Le mal (il est clair que je parle ici du mal qui n’est pas la conséquence nécessaire de notre infirmité native) est-il imputable à l’action des lois sociales naturelles ou au trouble que nous faisons subir à cette action ?
Or deux faits coexistent : Le mal, la force publique occupée à contrarier les lois sociales naturelles. Le premier de ces faits est-il la conséquence du second ? Pour moi, je le crois, je dirai même, j’en suis sûr. Mais en même temps je suis témoin de ceci : à mesure que le mal se développe, les gouvernements cherchent le remède dans de nouveaux troubles apportés à l’action de ces lois ; les théoriciens leurs reprochent de ne pas les troubler assez. Ne suis-je pas autorisé à en conclure qu’on n’a guère confiance en elles ?
Oui, sans doute, si l’on pose la question entre l’isolement et l’échange, on est d’accord. Mais si on la pose entre l’échange libre et l’échange forcé, en est-il de même ? N’y a-t-il rien d’artificiel, de forcé, de restreint ou de contraint, en France, dans la manière dont s’y échangent les services relatifs au commerce, au crédit, aux transports, aux arts, à l’instruction, à la religion ? Le travail et les capitaux se sont-ils répartis naturellement entre l’agriculture et les fabriques ? Quand les intérêts se déplacent, obéissent-ils toujours à leur propre impulsion ? Ne rencontrons-nous pas de toute part des entraves ? Est-ce qu’il n’y a pas cent professions qui sont interdites au plus grand nombre d’entre nous ? Est-ce que le catholique ne paye pas forcément les services du rabbin juif et le juif les services du prêtre catholique ? Est-ce qu’il y a un seul homme en France qui a reçu l’éducation que ses parents lui eussent donnée s’ils eussent été libres ? Est-ce que notre intelligence, nos mœurs, nos idées, notre industrie, ne se façonnent pas sous le régime de l’arbitraire ou du moins de l’artificiel ? Or, je le demande, troubler l’échange libre des services, n’est-ce pas nier l’harmonie des intérêts ? Sur quel fondement me vient-on ravir ma liberté, si ce n’est qu’on la juge nuisible aux autres ? Dira-t-on que c’est à moi-même qu’elle nuit ? Mais alors c’est un antagonisme de plus. Et où en sommes nous, grand Dieu ! si la nature a placé dans le cœur de tout homme un mobile permanent, indomptable, en vertu duquel il blesse tout le monde et se blesse lui-même ?
Oh ! on a essayé tant de choses ; quand est-ce donc qu’on essayera la plus simple de toutes : la liberté ! La liberté de tous les actes qui ne blessent pas la justice ; la liberté de vivre, de se développer, de se perfectionner ; le libre exercice des facultés ; le libre échange des services. N’eût-ce pas été un beau et solennel spectacle que le pouvoir né de la révolution de Février se fût adressé ainsi aux citoyens :
« Vous m’avez investi de la force publique. Je ne l’emploierai qu’aux choses dans lesquelles l’intervention de la force soit permise ; or, il n’en est qu’une seule, c’est la justice. Je forcerai chacun à rester dans la limite de ses droits. Que chacun de vous travaille en liberté le jour et dorme en paix la nuit. Je prends à ma charge la sécurité des personnes et des propriétés : c’est ma mission, je la remplirai ; mais je n’en accepte pas d’autre. Qu’il n’y ait donc plus de malentendu entre nous. Désormais vous ne me payerez que le léger tribut indispensable pour le maintien de l’ordre et la distribution de la justice. Mais aussi, sachez-le bien, désormais chacun de vous est responsable envers lui-même de sa propre existence et de son perfectionnement. Ne tournez plus sans cesse vos regards vers moi. Ne me demandez pas de vous donner de la richesse, du travail, du crédit, de la religion, de la moralité ; n’oubliez pas que le mobile en vertu duquel vous vous développez est en vous ; que, quant à moi, je n’agis jamais que par l’intermédiaire de la force ; que je n’ai rien, absolument rien que je ne le tienne de vous, et que, par conséquent, je ne puis conférer le plus petit avantage aux uns qu’aux dépens des autres. Labourez donc vos champs, fabriquez et transportez leurs produits, faites le commerce ; donnez-vous réciproquement du crédit ; rendez et recevez librement des services ; faites élever vos fils, trouvez-leur une carrière, cultivez les arts, perfectionnez votre intelligence, épurez vos sentiments, rapprochez-vous les uns des autres, formez des associations industrielles ou charitables ; unissez vos efforts pour le bien individuel comme pour le bien général ; obéissez à vos tendances, accomplissez vos destinées selon vos facultés, vos vues, votre prévoyance. N’attendez de moi que deux choses : liberté, sécurité, et comprenez bien que vous ne pouvez, sans les perdre toutes deux, m’en demander une troisième. »
Oui, j’en suis convaincu, si la révolution de Février eût proclamé ce principe, elle eût été la dernière. Comprend-on que les citoyens, d’ailleurs parfaitement libres, aspirent à renverser le pouvoir, alors que son action se borne à satisfaire le plus impérieux, le mieux senti de tous les besoins sociaux, le besoin de la justice ?
Mais il n’était malheureusement pas possible que l’Assemblée nationale entrât dans cette voie et fît entendre ces paroles. Elles ne répondaient ni à sa pensée, ni à l’attente publique. Elles auraient jeté l’effroi au sein de la société autant peut-être que pourrait le faire la proclamation du communisme. Être responsable de nous-mêmes ! eût-on dit. Ne plus compter sur l’État que pour le maintien de l’ordre et de la paix ! N’attendre de lui ni nos richesses, ni nos lumières ! N’avoir plus à rejeter sur lui la responsabilité de nos fautes, de notre incurie, de notre imprévoyance ! Ne compter que sur nous-mêmes pour nos moyens de subsistance, pour notre amélioration physique, intellectuelle et morale ! Grand Dieu ! qu’allons-nous devenir ? La société ne va-t-elle pas être envahie par la misère, l’ignorance, l’erreur, l’irréligion et la perversité ?
On en conviendra : telles eussent été les craintes qui se fussent manifestées de toute part si la révolution de Février eût proclamé la liberté, c’est-à-dire le règne des lois sociales naturelles. Donc, ou nous ne connaissons pas ces lois, ou nous n’avons pas confiance en elles. Nous ne pouvons nous défendre de l’idée que les mobiles que Dieu a mis dans l’homme sont essentiellement pervers ; qu’il n’y a de rectitude que dans les intentions et les vues des gouvernants ; que les tendances de l’humanité mènent à la désorganisation, à l’anarchie ; en un mot, nous croyons à l’antagonisme fatal des intérêts.
Aussi, loin qu’à la révolution de Février la société française ait manifesté la moindre aspiration vers une organisation naturelle, jamais peut-être ses idées et ses espérances ne s’étaient tournées avec autant d’ardeur vers des combinaisons factices. Laquelle ? On ne le savait trop. Il s’agissait, selon le langage du temps, de faire des essais : Facianus experimentum in corpore vili. Et l’on semblait arrivé à un tel mépris de l’individualité, à une si parfaite assimilitation de l’homme à la matière inerte, qu’on parlait de faire des expériences sociales avec des hommes comme on fait des expériences chimiques avec des alcalis et des acides. Une première expérimentation fut commencée au Luxembourg, on sait avec quel succès. Bientôt l’Assemblée constituante institua un comité du travail où vinrent s’engloutir des milliers de plans sociaux. On vit un représentant fouriériste demander sérieusement de la terre et de l’argent (il n’aurait pas tardé sans doute à demander aussi des hommes) pour manipuler sa société modèle. Un autre représentant égalitaire offrit aussi sa recette, qui fut refusée. Plus heureux, les manufacturiers ont réussi à maintenir la leur [3]. Enfin, en ce moment, l’Assemblée législative a nommé une commission pour organiser l’assistance.
Ce qui surprend en tout ceci, c’est que les dépositaires du pouvoir ne soient pas venus de temps en temps, dans l’intérêt de sa stabilité, faire entendre ces paroles : « Vous habituez trente-six millions de citoyens à s’imaginer que je suis responsable de tout ce qui leur arrive en bien ou en mal dans ce monde. À cette condition, il n’y a pas de gouvernement possible. »
Quoi qu’il en soit, si ces diverses inventions sociales, décorées du nom d’organisation, diffèrent entre elles par leurs procédés, elles partent toutes du même principe : prendre aux uns pour donner aux autres. — Or il est bien clair qu’un tel principe n’a pu rencontrer des sympathies si universelles au sein de la nation que parce que l’on y est très-convaincu que les intérêts sont naturellement antagoniques et les tendances humaines essentiellement perverses.
Prendre aux uns pour donner aux autres ! Je sais bien que les choses se passent ainsi depuis longtemps. Mais avant d’imaginer, pour guérir la misère, divers moyens de réaliser ce bizarre principe, ne devrait-on pas se demander si la misère ne provient pas précisément de ce que ce principe a été réalisé sous une forme quelconque ? Avant de chercher le remède dans de nouvelles pertubations apportées à l’empire des lois sociales naturelles, ne devrait-on pas s’assurer si ces pertubations ne constituent pas justement le mal dont la société souffre et qu’on veut guérir ?
Prendre aux uns pour donner aux autres ! Qu’il me soit permis de signaler ici le danger et l’absurdité de la pensée économique de cette aspiration, dite sociale, qui fermentait au sein des masses et qui a éclaté avec tant de force à la révolution de Février.
Quand il y a encore plusieurs couches dans la société, on conçoit que la première jouisse de priviléges aux dépens de toutes les autres. C’est odieux, mais ce n’est pas absurde.
La seconde couche ne manquera pas alors de battre en brèche les priviléges, et, à l’aide des masses populaires, elle parviendra tôt ou tard à faire une révolution. En ce cas, la force passant en ses mains, on conçoit encore qu’elle se constitue des priviléges. C’est toujours odieux, mais ce n’est pas absurde, ce n’est pas du moins impraticable, car le privilége est possible, tant qu’il a au-dessous de lui, pour l’alimenter, le gros du public. Si la troisième, la quatrième couche font aussi leur révolution, elles s’arrangeront aussi, si elles le peuvent, de manière à exploiter les masses, au moyen de priviléges très-habilement combinés. Mais voici que le gros du public, foulé, pressuré, exténué, fait aussi sa révolution. Pourquoi ? Que va-t-il faire ? Vous croyez peut-être qu’il va abolir tous les priviléges, inaugurer le règne de la justice universelle ? qu’il va dire : « Arrière les restrictions ; arrière les entraves ; arrière les monopoles ; arrière les interventions gouvernementales au profit d’une classe ; arrière les lourds impôts ; arrière les intrigues diplomatiques et politiques ? » Non, sa prétention est bien autre, il se fait solliciteur, il demande, lui aussi, à être privilégié. Lui, le gros du public, imitant les classes supérieures, implore à son tour des priviléges ! Il veut le droit au travail, le droit au crédit, le droit à l’instruction, le droit à l’assistance ! Mais aux dépens de qui ? C’est ce dont il ne se met pas en peine. Il sait seulement que, si on lui assurait du travail, du crédit, de l’instruction, du repos pour ses vieux jours, le tout gratuitement, cela serait fort heureux, et, certes, personne ne le conteste. Mais est-ce possible ? Hélas ! non, et c’est pourquoi je dis qu’ici l’odieux disparaît ; mais l’absurde est à son comble.
Des priviléges aux masses ! Peuple, réfléchis donc au cercle vicieux où tu te places. Privilége suppose quelqu’un pour en jouir et quelqu’un pour le payer. On comprend un homme privilégié, une classe privilégiée, mais peut-on concevoir tout un peuple privilégié ? Est-ce qu’il y a au-dessous de toi une autre couche sociale sur qui rejeter le fardeau ? Ne comprendras-tu jamais la bizarre mystification dont tu es dupe ? Ne comprendras-tu jamais que l’État ne peut rien te donner d’une main qu’il ne t’ait pris un peu davantage de l’autre ? que, bien loin qu’il y ait pour toi, dans cette combinaison, aucun accroissement possible de bien-être, le résidu de l’opération c’est un gouvernement arbitraire, plus vexatoire, plus responsable, plus dispendieux et plus précaire, des impôts plus lourds, des injustices plus nombreuses, des faveurs plus blessantes, une liberté plus restreinte, des forces perdues, des intérêts, du travail et des capitaux déplacés, la convoitise excitée, le mécontentement provoqué et l’énergie individuelle éteinte ?
Les classes supérieures s’alarment, et ce n’est pas sans raison, de cette triste disposition des masses. Elles y voient le germe de révolutions incessantes ; car quel gouvernement peut tenir quand il a eu le malheur de dire : « J’ai la force, et je l’emploierai à faire vivre tout le monde aux dépens de tout le monde. J’assume sur moi la responsabilité du bonheur universel ! » — Mais l’effroi dont ces classes sont saisies n’est-il pas un châtiment mérité ? N’ont-elles pas elles-mêmes donné au peuple le funeste exemple de la disposition dont elles se plaignent ? N’ont-elles pas toujours tourné leurs regards vers les faveurs de l’État ? Ont-elles jamais manqué d’assurer quelque privilége grand ou petit aux fabriques, aux banques, aux mines, à la propriété foncière, aux arts, et jusqu’à leurs moyens de délassement et de diversion, à la danse, à la musique, à tout enfin, excepté au travail du peuple, au travail manuel ? N’ont-elles pas poussé à la multiplication des fonctions publiques pour accroître, aux dépens des masses, leurs moyens d’existence, et y a-t-il aujourd’hui un père de famille qui ne songe à assurer une place à son fils ? Ont-elles jamais fait volontairement disparaître une seule des inégalités reconnues de l’impôt ? N’ont-elles pas longtemps exploité jusqu’au privilége électoral ? — Et maintenant elles s’étonnent, elles s’affligent de ce que le peuple s’abandonne à la même pente ! Mais quand l’esprit de mendicité a si longtemps prévalu dans les classes riches, comment veut-on qu’il n’ait pas pénétré au sein des classes souffrantes ?
Cependant une grande révolution s’est accomplie. La puissance politique, la faculté de faire des lois, la disposition de la force, ont passé virtuellement, sinon de fait encore, aux mains du peuple, avec le suffrage universel. Ainsi, ce peuple qui pose le problème sera appelé à le résoudre, et malheur au pays si, suivant l’exemple qui lui a été donné, il cherche la solution dans le privilége, qui est toujours une violation du droit d’autrui. Certes, il aboutira à une déception et par là à un grand enseignement ; car s’il est possible de violer le droit du grand nombre en faveur du petit nombre, comment pourrait-on violer le droit de tous pour l’avantage de tous ? Mais à quel prix cet enseignement sera-t-il acheté ? Pour prévenir cet effrayant danger, que devraient faire les classes supérieures ? Deux choses : renoncer pour elles-mêmes à tout privilége, éclairer les masses ; car il n’y a que deux choses qui puissent sauver la société : la justice et la lumière. Elles devraient rechercher avec soin si elles ne jouissent pas de quelque monopole, pour y renoncer ; si elles ne profitent pas de quelques inégalités factices, pour les effacer ; si le paupérisme ne peut pas être attribué, en partie du moins, à quelque pertubation des lois sociales naturelles, pour la faire cesser, afin de pouvoir dire, en montrant leurs mains au peuple : Elles sont pleines, mais elles sont pures. Est-ce là ce qu’elles font ? Si je ne m’aveugle, elles font tout le contraire. Elles commencent par garder leurs monopoles, et on les a vues même profiter de la révolution pour essayer de les accroître. Après s’être ainsi ôté jusqu’à la possibilité de dire la vérité et d’invoquer les principes, pour ne pas se montrer trop inconséquentes, elles promettent au peuple de le traiter comme elles se traitent elles-mêmes, et font briller à ses yeux l’appât des priviléges. Seulement elles se croient très-rusées en ce qu’elles ne lui concèdent aujourd’hui qu’un petit privilége : le droit à l’assistance, dans l’espoir de le détourner d’en réclamer un gros : le droit au travail. Et elles ne s’aperçoivent pas qu’étendre et systématiser de plus en plus l’axiome : prendre aux uns pour donner aux autres, c’est renforcer l’illusion qui crée les difficultés du présent et les dangers de l’avenir.
N’exagérons rien toutefois. Quand les classes supérieures cherchent dans l’extension du privilége le remède aux maux que le privilége a faits, elles sont de bonne foi et agissent, j’en suis convaincu, plutôt par ignorance que par injustice. C’est un malheur irréparable que les gouvernements qui se sont succédé en France aient toujours mis obstacle à l’enseignement de l’économie politique. C’en est un bien plus grand encore que l’éducation universitaire remplisse toutes nos cervelles de préjugés romains, c’est-à-dire de tout ce qu’il y a de plus antipathique à la vérité sociale. C’est là ce qui fait dévier les classes supérieures. Il est de mode aujourd’hui de déclamer contre elles. Pour moi, je crois qu’à aucune époque elles n’ont eu des intentions plus bienveillantes. Je crois qu’elles désirent avec ardeur résoudre le problème social. Je crois qu’elles feraient plus que de renoncer à leurs priviléges et qu’elles sacrifieraient volontiers, en œuvres charitables, une partie de leurs propriétés acquises, si, par là, elles croyaient mettre un terme définitif aux soufrances des classes laborieuses. On dira, sans doute, que l’intérêt ou la peur les anime et qu’il n’y a pas grande générosité à abandonner une partie de son bien pour sauver le reste. C’est la vulgaire prudence de l’homme qui fait la part du feu. — Ne calomnions pas ainsi la nature humaine. Pourquoi refuserions-nous de reconnaître un sentiment moins égoïste ? N’est-il pas bien naturel que les habitudes démocratiques qui prévalent dans notre pays rendent les hommes sensibles aux souffrances de leurs frères ? Mais quel que soit le sentiment qui domine, ce qui ne se peut nier, c’est que tout ce qui peut manifester l’opinion, la philosophie, la littérature, la poésie, le drame, la prédication religieuse, les discussions parlementaires, le journalisme, tout révèle dans la classe aisée plus qu’un désir, une soif ardente de résoudre le grand problème. Pourquoi donc ne sort-il rien de nos assemblées législatives ? Parce qu’elles ignorent. L’économie politique leur propose cette solution : justice légale, charité privée. Elles prennent le contre-pied ; et obéissant, sans s’en apercevoir, aux influences socialistes, elles veulent mettre la charité dans la loi, c’est-à-dire en bannir la justice, au risque de tuer du même coup la charité privée, toujours prompte à reculer devant la charité légale.
Pourquoi donc nos législateurs bouleversent-ils ainsi toutes les notions ? Pourquoi ne laissent-ils pas chaque chose à sa place : la sympathie dans son domaine naturel, qui est la liberté ; et la justice dans le sien, qui est la loi ? Pourquoi n’appliquent-ils pas la loi exclusivement à faire régner la justice ? Serait-ce qu’ils n’aiment pas la justice ? Non, mais ils n’ont pas confiance en elle. Justice, c’est liberté et propriété. Or ils sont socialistes sans le savoir ; pour la réduction progressive de la misère, pour l’expansion indéfinie de la richesse, ils n’ont foi, quoi qu’ils en disent, ni à la liberté, ni à la propriété, ni, par conséquent, à la justice. Et c’est pourquoi on les voit de très-bonne foi chercher la réalisation du bien par la violation perpétuelle du droit.
On peut appeler lois sociales naturelles l’ensemble des phénomènes, considérés tant dans leurs mobiles que dans leurs résultats, qui gouvernent les libres transactions des hommes.
Cela posé, la question est celle-ci :
Faut-il laisser agir ces lois, ou faut-il les empêcher agir ?
Cette question revient à celle-ci :
Faut il reconnaitre à chacun sa propriété et sa liberté, son droit de travailler et d’échanger sous sa responsabilité, soit qu’elle châtie, soit qu’elle récompense, et ne faire intervenir la loi, qui est la force, que pour la protection de ces droits ? Ou bien, peut-on espérer arriver à une plus grande somme de bonheur social en violant la propriété et la liberté, en réglementant le travail, troublant l’échange et déplaçant les responsabilités ?
En d’autres termes :
La loi doit-elle faire prévaloir la justice rigoureuse, ou être l’instrument de la spoliation organisée avec plus ou moins d’intelligence ?
Il est bien évident que la solution de ces questions est subordonnée à l’étude et à la connaissance des lois sociales naturelles. On ne peut se prononcer raisonnablement avant de savoir si la propriété, la liberté, les combinaisons des services volontairement échangés poussent les hommes vers leur amélioration, comme le croient les économistes, ou vers leur dégradation, comme l’affirment les socialistes. Dans le premier cas, le mal social doit être attribué aux pertubations des lois naturelles, aux violations légales de la propriété et de la liberté. Ce sont ces pertubations et ces violations qu’il faut faire cesser, et l’économie politique a raison. Dans le second, nous n’avons pas encore assez d’intervention gouvernementale ; les combinaisons factices et forcées ne se sont pas encore assez substituées aux combinaisons naturelles et libres ; ces trois funestes principes : justice, propriété, liberté, ont encore trop d’empire. Nos législateurs ne leur ont pas encore porté d’assez rudes coups. On ne prend pas encore assez aux uns pour donner aux autres. Jusqu’ici on a pris au grand nombre pour donner au petit nombre. Maintenant il faut prendre à tous pour donner à tous. En un mot, il faut organiser la spoliation, et c’est du Socialisme que nous viendra le salut [4].
[1]: Bien plus, cet esclave-là, à cause de sa supériorité, finit à la longue par déprécier et affranchir tous les autres. C’est une harmonie dont je laisse à la sagacité du lecteur de suivre les conséquences. (Note de l’auteur.)
[2]: C’est ce que les économistes autrichiens appelleront la construction imaginaire de l’“économie de pur marché”, dont l’analyse précède logiquement celle des conséquences des interventions étatiques, comme Ludwig von Mises l’explique et le justifie dans ce passage de L’Action humaine :
« La construction imaginaire d’une économie de pur marché, ou de marché sans entraves, suppose la division du travail et la propriété (au sens de contrôle) privée des moyens de production, et par conséquent l’existence d’un marché où s’échangent les biens et les services. Elle suppose que le fonctionnement du marché ne soit pas entravé par des facteurs institutionnels. Elle suppose que le gouvernement, l’appareil social de contrainte et de répression, est déterminé à préserver le fonctionnement du marché, s’abstient de le troubler, et le protège contre les atteintes de tierces personnes. Le marché est libre ; aucun facteur étranger au marché n’interfère avec les prix, les salaires et les taux d’intérêts. À partir de ces présupposés, l’économie tente d’élucider le fonctionnement d’une économie de pur marché. Ce n’est qu’à une étape ultérieure, après avoir épuisé tout ce qu’on peut apprendre de l’étude de cette construction imaginaire, qu’elle se tourne vers l’étude des divers problèmes posés par les interférences avec le marché de la part des gouvernements et autres agences faisant usage de la contrainte et de la répression.
« Il est stupéfiant que cette procédure logiquement irréprochable, la seule adaptée pour résoudre les problèmes en question, ait été attaquée avec passion. On l’a taxée de préjugé en faveur d’une politique économique libérale, […] ; on a nié que l’étude de cette construction imaginaire pût nous apprendre quoi que ce soit sur la réalité. Mais ces critiques véhéments se contredisent, dans la mesure où ils recourent à la même méthode pour justifier leurs propres positions. Quand ils réclament un salaire minimum, ils dépeignent la situation prétendument insatisfaisante résultant d’un marché libre du travail ; et quand ils réclament des droits de douane, ils décrivent les prétendus désastres provoqués par le libre échange. Il n’y a évidemment aucune autre façon d’élucider les effets d’une mesure limitant le libre jeu des facteurs qui opèrent sur un marché sans entraves, que d’étudier d’abord l’état de choses qui prévaut sous un régime de liberté économique. »
(Note et traduction de Laura.)
[3]: Allusion au régime protecteur, que Bastiat compare souvent aux utopies socialistes. Voir ce paragraphe de La Loi, ou encore Protectionisme et communisme. (Note de l'éditeur de Bastiat.org.)
[4]: Ce qui va suivre est la reproduction d’une note trouvée dans les papiers de l’auteur. S’il eût vécu, il en eût lié la substance au corps de sa doctrine sur l’échange. Notre mission doit se borner à placer cette note à la fin du présent chapitre. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
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