Frédéric Bastiat
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Publié début avril 1850, dans un journal encore indéterminé.
Non, je ne me trompe pas ; je sens battre dans ma poitrine un cœur démocratique. Comment donc se fait-il que je me trouve si souvent en opposition avec ces hommes qui se proclament les représentants exclusifs de la Démocratie ?
Il faut pourtant s’entendre. Ce mot a-t-il deux significations opposées ?
Il me semble, à moi, qu’il y a un enchaînement entre cette aspiration qui pousse tous les hommes vers leur perfectionnement matériel, intellectuel et moral, et les facultés dont ils ont été doués pour réaliser cette aspiration.
Dès lors, je voudrais que chaque homme eût, sous sa responsabilité, la libre disposition, administration et contrôle de sa propre personne, de ses actes, de sa famille, de ses transactions, de ses associations, de son intelligence, de ses facultés, de son travail, de son capital et de sa propriété.
C’est de cette manière qu’aux États-Unis on entend la liberté, la démocratie. Chaque citoyen veille avec un soin jaloux à rester maître de lui-même. C’est par là que le pauvre espère sortir de la pauvreté ; c’est par là que le riche espère conserver la richesse.
Et, en effet, nous voyons qu’en très-peu de temps ce régime a fait parvenir les Américains à un degré d’énergie, de sécurité, de richesse et d’égalité dont les annales du genre humain n’offrent aucun autre exemple.
Cependant, là, comme partout, il y a des hommes qui ne se feraient pas scrupule de porter atteinte, pour leur avantage personnel, à la liberté et à la propriété de leurs concitoyens.
C’est pourquoi la loi intervient, sous la sanction de la Force commune, pour prévenir et réprimer ce penchant désordonné.
Chacun concourt, en proportion de sa fortune, au maintien de cette Force. Ce n’est pas là, comme on l’a dit, sacrifier une partie de sa liberté pour conserver l’autre. C’est, au contraire, le moyen le plus simple, le plus juste, le plus efficace et le plus économique de garantir la liberté de tous.
Et un des problèmes les plus difficiles de la politique, c’est de mettre les dépositaires de cette Force commune hors d’état de faire eux-mêmes ce qu’ils sont chargés d’empêcher.
Les Démocrates français, à ce qu’il parait, voient les choses sous un jour tout différent.
Sans doute, comme les Démocrates américains, ils condamnent, repoussent et flétrissent la Spoliation que les citoyens seraient tentés d’exercer de leur chef, les uns à l’égard des autres, — toute atteinte portée à la propriété, au travail, à la liberté par un individu au préjudice d’un autre individu.
Mais cette Spoliation, qu’ils repoussent entre individus, ils la regardent comme un moyen d’égalisation ; et en conséquence ils la confient à la Loi, à la Force commune, que je croyais instituées pour l’empêcher.
Ainsi, pendant que les Démocrates américains, après avoir chargé la Force commune de châtier la Spoliation individuelle, sont très-préoccupés de la crainte que cette Force ne devienne elle-même spoliatrice, faire de cette Force un instrument de Spoliation paraît être le fond même et l’âme du système des Démocrates français.
À ce système, ils donnent les grands noms d’organisation, association, fraternité, solidarité. Par là, ils ôtent tout scrupule aux appétits les plus brutaux.
« Pierre est pauvre, Mondor est riche ; ne sont-ils pas frères ? Ne sont-ils pas solidaires ? Ne faut-il pas les associer, les organiser ? Donc, qu’ils partagent et tout sera pour le mieux. Il est vrai que Pierre ne doit pas prendre à Mondor, ce serait inique. Mais nous ferons des Lois, nous créerons des Forces qui se chargeront de l’opération. Ainsi, la résistance de Mondor deviendra factieuse, et la conscience de Pierre pourra être tranquille. »
Dans le cours de cette législature, il s’est présenté des occasions où la Spoliation se montre sous un aspect spécialement hideux. C’est celle que la Loi met en œuvre au profit du riche et au détriment du pauvre.
Eh bien ! Même dans ce cas, on voit la Montagne battre des mains. Ne serait-ce pas qu’elle veut, avant tout, s’assurer le principe ? Une fois qu’avec l’appui de la majorité, la Spoliation légale du pauvre au profit du riche sera systématisée, comment repousser la Spoliation légale du riche au profit du pauvre ?
Malheureux pays, où les Forces sacrées qui devaient être instituées pour maintenir chacun dans son droit, sont détournées à accomplir elles-mêmes la violation des droits !
Nous avons vu hier à l’Assemblée législative une scène de cette abominable et funeste comédie, qu’on pourrait bien appeler la comédie des dupes.
Voici de quoi il s’agissait :
Tous les ans, 300,000 enfants arrivent à l’âge de 12 ans. Sur ces 300,000 enfants, 10,000 peut-être entrent dans les colléges et lycées de l’État. Leurs parents sont-ils tous riches ? Je n’en sais rien. Mais ce qu’on peut affirmer de la manière la plus certaine, c’est qu’ils sont les plus riches de la nation.
Naturellement, ils devraient payer les frais de nourriture, d’instruction et d’entretien de leurs enfants. Mais ils trouvent que c’est fort cher. En conséquence, ils ont demandé et obtenu que la Loi, par l’impôt des boissons et du sel, prît de l’argent aux millions de parents pauvres, pour ledit argent leur être distribué, à eux parents riches, à titre de gratification, encouragement, indemnité, subvention, etc., etc.
M. Mortimer-Ternaux a demandé la cessation d’une pareille monstruosité, mais il a échoué dans ses efforts. L’extrême droite trouve très-doux de faire payer par les pauvres l’éducation des enfants riches, et l’extrême gauche trouve très politique de saisir une telle occasion de faire passer et sanctionner le système de la Spoliation légale.
Sur quoi je me demande : où allons-nous ? Il faut que l’Assemblée se dirige par quelque principe ; il faut qu’elle s’attache à la justice partout et pour tous, ou bien qu’elle se jette dans le système de la Spoliation légale et réciproque, jusqu’à parfaite égalisation de toutes les conditions, c’est-à-dire dans le communisme.
Hier, elle a déclaré que les pauvres paieraient des impôts pour soulager les riches. De quel front repoussera-t-elle les impôts qu’on lui proposera bientôt de frapper sur les riches pour soulager les pauvres ?
Pour moi, je ne puis oublier que lorsque je me suis présenté devant les électeurs, je leur ai dit :
« Approuveriez-vous un système de gouvernement qui consisterait en ceci : Vous auriez la responsabilité de votre propre existence. Vous demanderiez à votre travail, à vos efforts, à votre énergie, les moyens de vous nourrir, de vous vêtir, de vous loger, de vous éclairer, d’arriver à l’aisance, au bien-être, peut-être à la fortune. Le gouvernement ne s’occuperait de vous que pour vous garantir contre tout trouble, contre toute agression injuste. D’un autre côté, il ne vous demanderait que le très modique impôt indispensable pour accomplir cette tâche ? »
Et tous de s’écrier : « Nous ne lui demandons pas autre chose. »
Et maintenant, quelle serait ma position si j’avais à me présenter de nouveau devant ces pauvres laboureurs, ces honnêtes artisans, ces braves ouvriers, pour leur dire :
« Vous payez plus d’impôts que vous ne vous y attendiez. Vous avez moins de liberté que vous ne l’espériez. C’est un peu de ma faute, car je me suis écarté du système de gouvernement en vue duquel vous m’aviez nommé, et, le 1er avril, j’ai voté un surcroît d’impôt sur le sel et les boissons, afin de venir en aide au petit nombre de nos compatriotes qui envoient leurs enfants dans les colléges de l’État ? »
Quoi qu’il arrive, j’espère ne me mettre jamais dans la triste et ridicule nécessité de tenir aux hommes qui m’ont investi de leur confiance un semblable langage.
[1]: À l’Assemblée législative, dans la séance du 1er avril 1850, pendant la discussion du budget de l’instruction publique, M. Mortimer-Ternaux, représentant du peuple, proposa, par voie d’amendement, une diminution de 300,000 francs sur la dépense des lycées et des colléges, établissements fréquentés par les enfants de la classe moyenne.
Sur cette question, les représentants de l’extrême gauche votèrent avec l’extrême droite. L’amendement mis aux voix fut rejeté par une faible majorité.
Dès le lendemain, Bastiat publia, sur ce vote, dans une feuille quotidienne, l’opinion que nous reproduisons.
(Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
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