La Chalosse, 11 août 1850.
Il n’est pas rare que des principes d’une grande importance se trouvent engagés dans des questions qui ne présentent en elles-mêmes qu’un très mince intérêt. En voici un exemple assez remarquable. Chacun sait que Souprosse possède deux foires annuelles, très renommées dans le département des Landes, particulièrement pour ses poteries communes qu’on y apporte en abondance, ce qui amène un concours considérable de toutes les ménagères de la contrée, jeunes et vieilles, qui ont soin de s’y rendre pour faire leurs provisions de cruches, de pots, de terrines. Les choses ont marché ainsi régulièrement pendant fort longtemps ; mais quelle institution humaine peut se croire à l’abri, pour toujours, du changement et des révolutions ! Les habitants de Souprosse ont-ils eu la prétention folle d’échapper à cette loi de l’innovation, qui est la loi même de notre nature, puisque sans elle aucun progrès ne se serait accompli, car, à son origine, tout progrès a été une innovation ? Si quelques pierres se détachent chaque année de cet édifice que vous croyiez sans doute éternel, si une brèche commence à se faire dans ses murs, que voulez-vous faire, Messieurs, sinon vous résigner ?
Pour me comprendre, il faut savoir qu’il arrive beaucoup de monde de la Chalosse, à la foire de Souprosse, par le pont de Mugron ; or, il y a déjà bien longtemps de cela, quelques marchands de vaisselle, inspirés par leur propre intérêt, avaient imaginé qu’il y aurait plus d’avantage pour eux d’aller au devant des consommateurs, qui débouchent de ce côté, que de les attendre sur le champ de foire, où ils trouvaient d’ailleurs une concurrence redoutable ; en conséquence, au lieu d’arrêter définitivement leurs voitures à Souprosse, ils se contentaient d’y faire une halte et poursuivaient leur route jusqu’à Mugron, où ils arrivaient la veille de la foire. Cet exemple a été suivi, sans doute parce qu’il était bon ; le nombre de ces marchands s’est accru successivement chaque année ; il est maintenant de douze à treize. Voyant cela, les gens de Souprosse se sont émus, ils ont jeté un cri d’alarme ; ils ont vu leur foire menacée et ils se sont hâtés d’adresser à M. le préfet une humble requête pour le supplier de faire cesser au plus tôt un désordre aussi grave. Quel est donc le motif qui a poussé à une détermination si violente ? Craint-on de manquer de cruches à Souprosse ? J’ose garantir que les cruches n’y feront point défaut tant qu’on aura le bonheur de posséder un conseil municipal composé de membres aussi… zélés. Il faut donc chercher un autre motif à cette levée de boucliers contre nous. Est-ce pour l’honneur du clocher, qui se trouverait compromis si leurs foires tombaient en décadence, que les patriotes du lieu s’agitent si vivement ? Ce sentiment mériterait encore quelques égards. Mais ce n’est pas cela non plus ; qu’est-ce donc ? C’est l’esprit du monopole qui se montre ici, et ce détestable esprit est toujoursvle même, en tout temps et en tout lieu ; s’adresser à la loi, au gouvernement, lui demander aide et protection pour se maintenir par la force en possession d’un profit illégitime qu’on risquerait de perdre sous le régime de la liberté et de la concurrence, voilà ce qui caractérise le monopole.
Je ne conteste point, prenez-y bien garde, que Souprosse n’ait à souffrir déjà un peu et ne risque de souffrir davantage dans l’avenir de ce changement qui tend à s’opérer dans les habitudes de ces vendeurs et acheteurs de vaisselle ; mais il ne suffit pas qu’un fait nous soit préjudiciable pour que nous soyons autorisés à l’empêcher ; il faut encore que ce fait soit injuste et illicite ; or peut-on retrouver ce caractère dans l’acte que l’on dénonce à M. le préfet ? Cependant je n’oserais pas affirmer qu’on ne découvrît au besoin, dans nos immenses recueils législatifs, quelque bout de loi pour appuyer les prétentions odieuses du conseil municipal de Souprosse ; et s’il est vrai, comme on l’a tant répété, qu’il n’y a pas d’absurdité qui n’ait été dite par quelque philosophe, ne peut-on pas ajouter avec autant de raison qu’il n’y a pas de sottise ou de barbarie qui n’aient trouvé un législateur pour les consacrer. Je puis donc supposer, sans trop d’invraisemblance, quoique ce ne soit nullement probable, que la demande aura quelque succès auprès du pouvoir toujours flatté d’intervenir, toujours empressé d’étendre son action, le plus souvent au détriment de sa force et de sa dignité ; eh ! bien faisons un léger effort d’imagination, tâchons de nous représenter d’avance la scène qui pourrait avoir lieu lorsque cette funeste décision de l’administration nous sera signifiée officiellement. Je fais le prophète pour un instant, je raconte l’avenir comme s’il était sous mes yeux. Nous sommes sur la place de Mugron, le jour de la foire de Souprosse ; il est dix heures du matin : les marchands ou fabricants de Castandet ont déballé et mis en vente leur marchandise ; déjà les acheteurs arrivent en foule de la ville et de la campagne ; mais aussitôt un agent de police, suivi de quelques gendarmes, se présente et déclare que ce marché est interdit et, au nom de la loi, il ordonne au public de se retirer. On se regarde, on s’étonne, on n’en peut croire ses oreilles et ses yeux et chacun de se demander : quel mal avons-nous fait ? Quel crime avons-nous commis ? Cependant un paysan aux cheveux blancs, tant soit peu philosophe et même économiste sans le savoir, s’étant avancé vers le commissaire de police, avec ces égards que l’on n’oublie jamais de rendre, chez un peuple civilisé, aux dépositaires de l’autorité publique, le dialogue suivant, autant que j’ai pu entendre, s’établit entre eux.
— Monsieur, dit le paysan, ces ustensiles, vous le voyez bien, me sont indispensables dans mon ménage ; ce marchand est venu de loin dans l’intention de me les vendre, je suis venu de mon côté dans l’intention de les lui acheter ; nous sommes d’accord sur le prix ; il n’y a de part ni d’autre aucune fraude, aucune violence ; le marchand est maître de sa poterie comme je le suis de mon argent ; je ne conçois pas du tout sur quel principe vous vous appuyez pour empêcher l’échange que nous sommes disposés à faire entre nous.
— C’est bien à regret que je m’oppose à ce marché ; ce n’est pas certainement pour le plaisir de vous vexer, de vous gêner dans l’acquisition de vos cruches, de vos pots, de vos terrines que l’administration intervient dans ce moment ; allez à Souprosse et là vous serez libres, tous, d’en acheter en aussi grand nombre qu’il vous plaira, sans que la police y mette aucun obstacle.
— C’est très bien ; mais pourquoi m’obliger d’aller chercher loin ce que je trouve près de moi ; ne voyez-vous pas que si je vais acheter ces objets à Souprosse, ils me reviendront à un prix plus que double et triple, car d’abord il me faut perdre une grande partie de ma journée, puis acquitter un péage, et enfin dépenser pour moi seul, dans une auberge, ce qui suffirait au dîner de toute ma famille ?
— Il paraît que vous êtes un homme économe, ordonné, laborieux ; je rends hommage à vos bons sentiments ; malheureusement il m’est impossible d’y avoir aucun égard, car un autre intérêt que je suis spécialement chargé de protéger se trouve en opposition avec le vôtre. Je suis ici, un peu malgré moi, je vous l’avoue, le représentant des aubergistes, cafetiers, bouchers, boulangers, pâtissiers, rôtisseurs, charcutiers, loueurs de places et de boutiques et autres industriels de Souprosse qui seraient frustrés, vous le sentez bien, de tous les profits qu ils comptent faire sur vous, si vous trouviez les moyens de leur échapper, en achetant ces objets partout ailleurs qu’à leur foire.
— J’avoue, Monsieur, que je ne comprends pas pourquoi, dans ce conflit d’intérêts, le bénéfice que fait un honnête laboureur, en économisant son temps et son argent, mériterait moins de faveur que le bénéfice de l’aubergiste de Souprosse, et à quel titre le pouvoir public, destiné à protéger tous les intérêts légitimes, se ferait le champion des uns contre les autres. Je vois trop bien que ce grand déploiement de force se réduit, en dernière analyse, à faire arriver à la foire de Souprosse le plus de monde possible, et cela pour le plus grand avantage des maîtres d’hôtel, pour leur fournir les moyens de vider plus de tonneaux et de vendre plus cher et en plus grand nombre, leurs poulets, leurs canards et leurs dindons. Je suis affligé de voir le pouvoir descendre jusque-là ; je me fais une plus haute idée de sa mission. Là-dessus notre, paysan se retire, emportant de nombreux applaudissements et laissant le fonctionnaire un peu humilié de son rôle.
Voilà de l’insurrection comme je l’aime ; c’est l’insurrection de l’intelligence, du bon sens, et de la justice contre l’ignorance, la sottise et l’arbitraire. Gardez-vous de croire qu’elle soit moins puissante que celle qui opère avec des fusils, des pierres et des bâtons ; elle l’est, au contraire, infiniment davantage ; plût à Dieu que depuis trente ans nous n’en eussions pas employé d’autres, nous serions plus avancés. L’insurrection brutale ressemble trop souvent à l’ours de la fable ; elle casse le nez à la liberté pour la délivrer d’une mouche qui l’importune ; elle la défigure au point de la rendre méconnaissable pour longtemps. Mais ne nous écartons pas de notre sujet, revenons à nos cruches.
Je n’ai pas grand’chose à ajouter aux arguments de notre paysan ; je finis en adressant à nos voisins une seule question. Pensez-vous, leur dirai-je, que cette foire s’est établie dans l’intérêt du bourg de Souprosse ou bien dans l’intérêt des nombreux vendeurs et acheteurs qui jugent à propos de s’y rendre pour y faire leurs marchés ? Dans le premier cas, je le reconnais, vos prétentions sont parfaitement fondées, votre droit est analogue à l’ancien droit de banalité ; c’est le droit qu’avait le seigneur de contraindre les gens demeurant sur sa seigneurie à faire moudre leur grain à son moulin, ou à faire cuire leurs pâtes à son four, et d’empêcher qu’ils ne fissent moudre et cuire ailleurs, quelque dérangement ou dommage que cela pût leur apporter. Voilà comment on entendait la liberté et la justice au moyen âge ; on les entend encore de la même manière à Souprosse : ces messieurs demandent fort naïvement qu’il leur soit permis de faire rentrer de force dans le champ de foire les marchands qui auraient l’outrecuidance d’en sortir pour aller vendre sur un autre point. Car, enfin, n’arriveraient-ils pas au même but indirectement, s’ils pouvaient obtenir, ce qu’ils sollicitent, que la police empêchât tout rapprochement entre les vendeurs et les acheteurs de vaisselle partout ailleurs que chez eux et dans un rayon assez étendu pour englober les communes voisines. Tout cela est odieux, mais c’est logique dès que l’on part de ce principe que les foires n’existent que pour le profit et le bon plaisir des localités où elles se tiennent. Mais si l’on admet, au contraire, ce qu’il serait difficile de nier, au xixe siècle, si l’on admet que l’intérêt des consommateurs est. l’intérêt principal, celui que l’on doit surtout avoir en vue, et que les foires n’existent que pour l’avantage de la généralité des habitants de la contrée, on ne peut alors, sans blesser toutes les règles du bon sens et de l’équité, empêcher que cet intérêt général, à mesure qu’il se modifie ou se déplace, ne cherche à se satisfaire par telle combinaison nouvelle et plus économique qu’il lui plaira d’imaginer, pourvu que l’ordre public n’en soit point troublé.
Si Souprosse parvenait à faire triompher son système et à gagner sa cause, ce serait un précédent favorable à bien d’autres prétentions aussi puériles. Qui est-ce qui empêcherait, par exemple, qu’à Bonne ou à Vichy on ne se plaignît pas du tort que l’on éprouve par suite de l’expédition et du dépôt de ses eaux précieuses dans les différentes villes de France, et qu’on ne s’adressât à l’autorité pour faire cesser cet abus ? Là aussi on dirait qu’on a un droit sur les personnes qui consomment ces eaux et on prouverait très bien que les pharmaciens qui fournissent à nos malades les moyens de recouvrer leur santé sans sortir de chez eux, sans se rendre à Bonne ou à Vichy, privent évidemment ces localités de tous les avantages que les habitants auraient retirés du séjour de ces malades parmi eux.
F. Coudroy, avocat.
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