La science économique a payé, depuis quelques années, un cruel tribut à la mort. Après un long intervalle d’abandon et d’atonie, elle avait réussi à réunir, à grouper quelques intelligences d’élite, qui s’efforçaient de continuer la tradition des Quesnay, des Turgot, des J.-B. Say et des Charles Comte. La Société des Économistes servait de point de réunion à ces hommes, que préoccupait un ardent désir de propager et de faire avancer une science devenue plus que jamais nécessaire au bien-être et au repos de l’humanité. Comme leurs illustres devanciers les économistes du dix-huitième siècle, ils poursuivaient la recherche de la vérité économique, dans le seul but d’être utiles à leurs semblables. Si quelque divergence d’opinion se manifestait parmi eux, aussitôt une discussion commune venait éclairer le point sur lequel portait le dissentiment, et il était rare que l’obstacle qui avait arrêté l’intelligence d’un seul ne cédât point à l’effort de tous. C’est ainsi, grâce à cette fréquentation d’hommes animés du même esprit, émus de la même passion, que s’est maintenu parmi nous, en s’enrichissant chaque jour, le dépôt de la science économique. C’est ainsi que l’économie, quoique repoussée de l’enseignement officiel, et en butte aux imputations calomnieuses ou ineptes de la mauvaise foi et de l’ignorance, a pu conserver en France le rang honorable où ses fondateurs et ses maîtres l’avaient placé au dix-huitième siècle.
La Société des économistes n’a pas cessé de réunir les amis de la science économique ; mais, depuis quelque temps, des vides nombreux se sont faits dans son sein. En 1845, elle perdait Théodore Fix, le judicieux auteur des Observations sur les classes ouvrières ; en 1847, Eugène Daire, dont nos lecteurs connaissent les savantes annotations à la Collection des principaux économistes ; en 1848, Rossi, cet esprit si merveilleusement flexible, ce vulgarisateur si habile des théories de Malthus et de Ricardo ; en 1849, Fonteyraud, cette vive et charmante intelligence, l’une des plus chères espérances de l’économie politique ; enfin, le 24 décembre 1850, la mort lui enlevait Frédéric Bastiat, l’homme qui savait le mieux rendre accessibles et populaires les vérités économiques, et l’un de ceux qui ont le plus honoré la science.
Frédéric Bastiat naquit à Bayonne, le 25 juin 1801. Demeuré orphelin de bonne heure, il fit ses études au collège de Sorrèze, que dirigeaient des ecclésiastiques. C’était alors la mode, plus encore qu’aujourd’hui, d’exalter les Grecs et les Romains, et de proposer les héros de l’antiquité pour modèles à la jeunesse. Bastiat n’échappa point à l’épidémie régnante ; mais, plus heureux que bien d’autres, il réussit à tirer sa raison saine et sauve de cette épreuve. Cependant, il ne jugea pas à propos de la pousser jusqu’au bout. Lui, qui a écrit une si spirituelle brochure sur le baccalauréat, il n’était pas même bachelier, et il en convenait volontiers. Sorti du collège à l’âge de vingt ans environ, il s’associa d’abord aux opérations d’un oncle qui était négociant à Bayonne ; mais bientôt dégoûté d’une carrière qui contrariait les propensions naturelles de son esprit vers la méditation et l’étude, il se retira dans un domaine de famille situé au fond des Landes. Là, le futur économiste partageait son temps entre les travaux de l’agriculture et les délassements de l’esprit. Voulant savoir à quoi s’en tenir sur les produits de son exploitation rurale, et sur les perfectionnements qu’il s’efforçait d’y introduire, il tenait, en parties doubles, un compte séparé pour chaque pièce de terre, et même pour chaque engrais. Néanmoins, ses opérations agricoles ne furent point couronnées d’un grand succès. Son esprit était ailleurs : il s’était pris d’un bel enthousiasme pour l’étude des langues ; il alla même jusqu’à étudier le vieil idiome des Basques, l’escualdan, dont les beautés pittoresques et originales impressionnaient vivement son intelligence d’artiste. Ce goût des langues, en l’obligeant à analyser les mécanismes compliqués qui servent à l’expression de la pensée, contribua, en même temps, à aiguiser son esprit, et à donner à son style plus de ressources et plus de sûreté.
A l’étude des langues il joignit celle de la philosophie et de l’histoire, puis enfin celle de la science à laquelle il devait, plus tard, s’adonner tout entier. J.-B. Say, Charles Comte et M. Dunoyer furent ses guides et ses maîtres dans l’étude de l’économie politique. Il avait voué surtout à Charles Comte, dont les œuvres sont peut-être trop délaissées de nos jours, un véritable culte : « Je ne connais, disait-il, en parlant du Traité de législation, aucun livre qui fasse plus penser, qui jette sur l’homme et la société des aperçus plus neufs et plus féconds. » C’est par cette étude patiente des maîtres, étude qu’un de ses amis d’enfance, M. Félix Coudroy, poursuivait et fécondait avec lui, comme aussi par ses observations de chaque jour sur la petite société au sein de laquelle il vivait, que Bastiat se préparait à ses travaux futurs. Il accumulait ainsi, sans autre dessein que d’éclairer son esprit, tout un précieux capital de science acquise et d’observations originales. Nous l’avons entendu souvent regretter de n’avoir pu utiliser plus tôt ce capital, qu’il avait ajouté à un fonds naturellement si riche. Il se plaignait de n’avoir trouvé qu’à une époque déjà avancée de sa vie un débouché pour les laborieuses moissons de son intelligence. Mais qui sait ? Si Bastiat avait été, comme tant d’autres, lancé nativement dans le monde de la science et des lettres, s’il avait mis de bonne heure son esprit en coupe réglée, peut-être ses œuvres n’auraient pas été aussi fortement empreintes du cachet de l’originalité. S’il n’avait pas vécu vingt ans ignoré dans un obscur village, peut-être n’aurait-il pas acquis au même degré cette bonhomie narquoise et ce goût du terroir gaulois, dont la saveur semblait perdue depuis Rabelais et La Fontaine. Son intelligence est demeurée longtemps repliée sur elle-même, inactive en apparence ; mais quel riche bouquet n’a-t-elle pas gagné en vieillissant !
Le premier écrit que nous connaissions de Bastiat date du mois de novembre 1830. C’est une brochure politique qui fut lancée pour soutenir la candidature de M. Faurie, homme fort estimé et parfaitement libéral, mais qui avait eu le malheur de ne point faire partie de la Chambre avant la révolution de Juillet, et qui n’avait pu, en conséquence, voter avec les 221. Or, il paraît qu’en ce temps-là un bon nombre d’électeurs tenaient par-dessus tout à voter pour les 221. Bastiat s’insurgea contre ce préjugé électoral, et l’on reconnaît déjà la plume qui devait écrire les Sophismes :
« … Voici enfin, écrivait-il après une énumération des différentes variétés de la famille électorale, voilà un électeur qui tient obstinément à renommer à tout jamais les 221.
« Vous avez beau lui faire les objections les mieux fondées, il répond à tout par ces mots : Mon candidat est des 221.
« Mais ses antécédents ? — Je les oublie : il est des 221.
« Mais il est membre du gouvernement. Pensez-vous qu’il sera très-disposé à restreindre un pouvoir qu’il partage, à diminuer des impôts dont il vit ? — Je ne m’en mets pas en peine : il est des 221
« Mais songez qu’il va concourir à faire des lois. Voyez quelles conséquences peut avoir un choix fait par un motif étranger au but que vous vous proposez. — Tout cela m’est égal. Il est des 221. »
Mais Bastiat ne se bornait pas, dans ce premier essai de sa plume, à combattre des sophismes électoraux ; il émettait déjà sur le gouvernement et sur ses attributions naturelles des considérations où se retrouve toute la doctrine libérale, dont il est devenu plus tard le champion infatigable.
« Si la vaste machine gouvernementale se renfermait toujours dans le cercle de ses attributions, une représentation élective serait superflue ; mais le gouvernement est au milieu de la nation un corps vivant, qui, comme tous les êtres organisés, tend avec force à conserver son existence, à accroître sa puissance et son bien-être, à étendre indéfiniment sa sphère d’action. Livré à lui-même, il franchit bientôt les limites qui circonscrivent sa tâche ; il augmente outre mesure le nombre et la richesse de ses agents ; il n’administre plus, il exploite ; il ne juge plus, il persécute ou se venge ; il ne protége plus, il opprime… »
… « Peut-il exister de la liberté là où, pour soutenir d’énormes dépenses, le gouvernement, forcé de prélever d’énormes tributs, se voit réduit à recourir aux contributions les plus vexatoires, aux monopoles les plus injustes, aux exactions les plus odieuses ; à envahir le domaine des industries privées, à rétrécir sans cesse le cercle de l’activité individuelle, à se faire marchand, fabricant, courrier, professeur, et non-seulement mettre à très-haut prix ses services, mais encore à éloigner, par l’aspect des châtiments destinés au crime, toute concurrence qui menacerait de diminuer ses profits ? Sommes-nous libres, si le gouvernement épie tous nos mouvements pour les taxer, soumet toutes nos actions aux recherches des employés, entrave toutes les entreprises, enchaîne toutes les facultés, s’interpose entre tous les échanges, pour gêner les uns, empêcher les autres, et les rançonner presque tous ? »
Deux ans après, il renouvelait et complétait, dans une circonstance où sa propre candidature se trouvait en jeu, cette profession de foi, bien digne de l’élève et du futur héritier des J.-B. Say, des Comte et des Dunoyer. M. le général Lamarque, qui était son voisin de campagne, et qui n’avait pas eu de peine à discerner son rare mérite, s’était chargé de le présenter aux électeurs des Landes. Bastiat formula ainsi son crédo politique :
« Dans ma pensée, dit-il, les institutions que nous possédons et celles que nous pouvons obtenir par les voies légales suffisent, si nous en faisons un usage éclairé, pour porter notre patrie à un haut degré de liberté, de prospérité, de grandeur.
« Le droit de voter l’impôt, en donnant aux citoyens la faculté d’étendre ou de restreindre à leur gré l’action du pouvoir, n’est-il pas l’administration par le public de la chose politique ? Où ne pouvons-nous pas arriver par l’usage judicieux de ce droit ?
« Pensons-nous que l’ambition des places est la source de beaucoup de luttes, de brigues et de factions ? Il ne dépend que de nous de priver de son aliment cette passion funeste, en diminuant les profits et le nombre des fonctions salariées.
« L’industrie est-elle à nos yeux entravée, l’administration trop centralisée, l’enseignement gêné par le monopole universitaire ? Rien ne s’oppose à ce que nous refusions l’argent qui alimente ces entraves, cette centralisation, ces monopoles… »
« … Vous le voyez, messieurs, ce ne sera jamais d’un changement violent dans les formes ou les dépositaires du pouvoir que j’attendrai le bonheur de ma patrie ; mais de notre bonne foi à le seconder dans l’exercice utile de ses attributions essentielles et de notre fermeté à l’y restreindre. Il faut que le gouvernement soit fort contre les ennemis du dedans et du dehors, car sa mission est de maintenir la paix intérieure et extérieure. Mais il faut qu’il abandonne à l’activité privée tout ce qui est de son domaine. L’ordre et la liberté sont à ce prix. »
Mais il paraît que les électeurs des Landes n’étaient pas à la hauteur d’un tel langage. Ils préférèrent à notre économiste, encore inédit, un candidat quelconque. Bastiat demeura donc dans sa solitude. A quelque temps de là, il fut nommé membre du Conseil général des Landes. Il exerçait déjà, si nous ne nous trompons, les modestes fonctions de juge de paix à Mugron.
Au commencement de 1844, il alla faire un voyage en Espagne, où son père lui avait laissé des créances importantes à recouvrer. Son voyage demeura infructueux sous ce rapport, car il s’agissait principalement de créances sur le gouvernement ; mais Bastiat, qui aimait le caractère chevaleresque des Espagnols, leur goût pour l’indépendance individuelle, et surtout ce bon gros sens spirituel dont Sancho Pança, cet économiste sans le savoir, est demeuré le type immortel, Bastiat ne regretta point ses frais de voyage. Après avoir séjourné à Madrid, à Séville, à Cadix et à Lisbonne, il se décida à prendre le plus long pour retourner chez lui. Il s’embarqua sur le paquebot de Southampton, et s’en alla visiter l’Angleterre. Là, ayant eu l’occasion d’assister à des meetings de la Ligue contre les lois-céréales et de faire la connaissance des principaux chefs de cette grande et généreuse Association, sa vocation d’économiste se décida tout à fait. Son âme s’embrasa au souffle de l’esprit de liberté dont la Ligue était devenue le foyer, et il eut honte de n’avoir rien fait jusqu’alors pour une cause qui avait rallié en Angleterre de si nobles intelligences et des cœurs si dévoués. Il se promit de réparer le temps perdu, et nos lecteurs savent s’il a tenu parole. A son retour d’Angleterre, il écrivit un article intitulé : De l’influence des tarifs anglais et français sur l’avenir des deux peuples, qu’il envoya au Journal des Économistes. L’article arrivait du fond des Landes, sans être appuyé par la moindre recommandation. Aussi devons-nous dire qu’on le laissa bien quelque peu languir dans les cartons. Un journal est exposé à recevoir tant d’articles, et quels articles ! Mais enfin, sur les instances de l’éditeur M. Guillaumin, le rédacteur en chef du Journal, M. Dussard jeta les yeux sur ce travail d’un aspirant économiste. Dès les premières lignes il reconnut la touche ferme et vigoureuse d’un maître ; ex ungue leonem. Il s’empressa aussitôt de mettre en lumière ce diamant, qu’il avait pris d’abord pour un simple morceau de quartz. L’article parut dans le numéro d’octobre 1844, et il obtint un succès complet. Tout le monde admira cette argumentation serrée et incisive, ce style sobre, élégant et spirituel. Le Journal des Économistes demanda de nouveaux articles à ce débutant, qui venait de se placer d’emblée parmi les maîtres, et plusieurs membres de la Société d’économie politique, notamment MM. Horace Say et Michel Chevalier, lui adressèrent leurs félicitations, en l’engageant à poursuivre avec eux l’œuvre de la propagande des vérités économiques.
Bastiat ne se fit pas prier. Il sentait bourdonner sous son front, comme des abeilles dans une ruche, les pensées que vingt années d’études et de méditations y avaient amassées. Il n’eut qu’à ouvrir la porte à cet essaim pressé de prendre son vol. Il publia d’abord la première série des Sophismes économiques, une série de petits chefs-d’œuvre ! On avait eu déjà les Sophismes parlementaires de Bentham ; mais si l’on retrouvait chez le philosophe anglais, comme chez l’économiste français, la même solidité de jugement et la même rectitude d’esprit, quel contraste entre la forme lourde et compassée de l’un et les allures vives et primesautières de l’autre ! Avec quelle verve pleine d’audace et de malice notre économiste déclarait la guerre à ses ennemis naturels, les protectionnistes ! Quels bons tours il jouait aux sophistes émérites de la protection, MM. Ferrier et Saint-Chamans ! Comme il s’entendait à casser les œufs de ces corneilles de la protection, avec son bâton de paysan gaulois, ferré et aigu ! Quel coup de maître que ce coup d’essai de notre fin dénicheur de sophismes !
Tout en écrivant ses premiers Sophismes, qui ont si promptement et à si juste titre rendu son nom populaire, Bastiat s’occupait de traduire les principaux discours des grands orateurs de la Ligue, les Cobden, les Bright, les Fox, les Thompson. Il publia sa traduction dans le courant de l’année 1845. Le livre s’ouvrait par une introduction renfermant l’histoire de l’origine et des progrès de la Ligue. Jusque-là on avait sinon ignoré en France l’existence de cette grande et féconde Association, du moins complètement méconnu son importance. On ne voyait dans la question des corns-laws qu’une affaire toute spéciale à l’Angleterre, et les traducteurs des journaux anglais ne croyaient pas, en conséquence, que les comptes-rendus des meetings de la Ligue valussent la peine d’être livrés au public français. Bastiat, qui appréciait autrement la portée du grand mouvement libéral suscité par la Ligue, ne pouvait concevoir un semblable oubli. Il ne pouvait comprendre qu’on s’occupât assidûment du droit de visite ou de Taïti, et qu’on ne donnât aucune attention à un fait qu’il regardait à bon droit comme le plus considérable des temps modernes. Il était persuadé que les journalistes parisiens avaient organisé une vaste conspiration du silence contre cette Association, qui s’efforçait de ruiner l’industrie des dénonciateurs quotidiens de la perfide Albion, en tendant cordialement à la France la main du peuple anglais, et l’on eut beaucoup de peine à le faire revenir de son idée. Quoi qu’il en soit, son livre Cobden et la Ligue eut un grand retentissement. Vers la même époque, paraissaient les Études sur l’Angleterre, de M. Léon Faucher, avec deux chapitres substantiels sur le même sujet, et deux étincelantes notices sur la Ligue et les Ligueurs, publiées par Fonteyraud dans la Revue Britannique et dans l’Annuaire de l’économie politique. Ces divers travaux nous firent connaître enfin l’Association contre les lois-céréales.
Dans le Midi, cette Ligue, qui s’était constituée pour procurer aux masses le bienfait de la vie à bon marché, tout en fondant la paix du monde sur la base inébranlable de la solidarité des intérêts internationaux, cette Ligue de la liberté contre la restriction, de la justice contre la force, excita un véritables enthousiasme. Saisis d’une louable émulation, les départements méridionaux, qui supportaient depuis de longues années la plus grosse part des injustices et des inégalités du régime protecteur, songèrent à leur tour à relever le drapeau de la liberté du commerce. Bastiat, qui voyait avec une satisfaction profonde se développer ce mouvement libéral dont il avait été le principal promoteur, s’empressa de leur fournir le plan d’une « ligue française. » Une première réunion eut lieu à Bordeaux, le 23 février 1846, dans laquelle l’Association bordelaise pour la liberté des échanges fut constituée. Bientôt le mouvement se propagea dans toutes la France. A Paris, un premier noyau, formé parmi les membres de la Société des Économistes, auxquels s’adjoindraient des pairs de France, des députés, des industriels et des négociants, jeta les bases d’une association qui devait embrasser la France entière. Des groupes importants se formèrent aussi à Marseille, à Lyon et au Havre. Ce vieil esprit de liberté, qui avait produit les grandes réformes de 89, mais dont les excès de la Terreur et les réactions qui s’en étaient suivies avaient plus tard amoindri et mutilé l’œuvre, cet esprit renaissait jeune, vivace, ardent. Le gouvernement s’en émut bien un peu ; mais comme la propagande des libre-échangistes était toute pacifique, comme il était d’ailleurs bien aise d’opposer un contre-poids aux exigences intraitables des protectionnistes, il laissa faire. Le ministre de l’intérieur, M. Duchâtel, se compromit même jusqu’à adresser à un représentant de l’Association bordelaise ces paroles encourageantes : Soyez forts, et nous vous soutiendrons ! Il s’agissait donc de devenir forts, Bastiat comprit que dans un pays de centralisation comme le nôtre, l’impulsion devait partir du centre, et il n’hésita pas à abandonner sa chère solitude de Mugron pour venir s’établir à Paris. Il nous semble encore le voir, faisant sa première tournée dans les bureaux des journaux qui s’étaient montrés sympathiques à la cause de la liberté du commerce. Il n’avait pas eu le temps encore de prendre un tailleur et un chapelier parisiens ; d’ailleurs, il y songeait bien, en vérité ! Avec ses longs cheveux et son petit chapeau, son ample redingote et son parapluie de famille, on l’aurait pris volontiers pour un bon paysan en train de visiter les merveilles de la capitale. Mais la physionomie de ce paysan à peine dégrossi était malicieuse et spirituelle ; son grand œil noir était vif et lumineux, et son front, de grandeur moyenne mais taillé carrément comme en pleine étoffe, portait l’empreinte de la pensée. Au premier coup d’œil on s’apercevait que ce paysan-là était du pays de Montaigne, et, en l’écoutant, on reconnaissait un disciple de Franklin. Bastiat ne perdit pas son temps à Paris ; il y était venu pour servir la cause de la liberté du commerce, il ne s’occupa que de la liberté du commerce. Son activité était vraiment prodigieuse : il donnait à la fois des lettres, des articles de polémique et des Variétés au Courrier français, au Commerce, au Journal des Débats, sans interrompre les travaux plus étendus dont il enrichissait le Journal des Économistes. Chaque jour il prenait à partie les champions de la protection, et il leur livrait des combats à outrance. Voyait-il le matin poindre un sophisme (et Dieu sait si la denrée était rare !) dans un journal un peu accrédité, aussitôt il prenait la plume, démolissait le sophisme avant même d’avoir songé à déjeuner, et notre langue comptait un petit chef-d’œuvre de plus. En même temps, il se livrait à des démarches actives pour hâter l’organisation de l’Association parisienne, et il entretenait une correspondance suivie avec les Associations naissantes de Bordeaux, de Lyon et de Marseille. Il correspondait aussi avec M. Cobden, qui lui avait voué une amitié toute fraternelle. Tant et de si énergiques efforts ne pouvaient manquer d’être couronnés de succès. L’opinion publique, travaillée par cette conviction ardente, commença à s’émouvoir à Paris, comme elle s’était émue à Bordeaux. L’Association parisienne put se constituer. Bastiat fut chargé d’écrire son programme. A l’exemple de Turgot affranchissant les travailleurs de l’oppression des maîtrises et des jurandes, il invoquait la justice pour les débarrasser du fardeau écrasant du système protecteur. Et le langage du promoteur de l’Association parisienne n’avait pas moins de hauteur et de force que celui du ministre de Louis XVI. N’était-ce pas, à trois-quarts de siècle de distance, le même esprit réclamant, au nom de la justice, pour la liberté et pour le bonheur du genre humain ?
Bastiat fut nommé secrétaire général de l’Association parisienne, qui se constitua sous la présidence de M. le duc d’Harcourt, et, à quelques temps de là, rédacteur en chef du journal le Libre-Échange. Le comité de l’Association se reposait sur son zèle pour la direction de la Société et pour la propagande des principes de la liberté du commerce. Malheureusement, Bastiat, dont la santé ne secondait pas le zèle, ne pouvait toujours suffire à tout. Il lui était impossible de diriger la marche compliquée d’une administration, tout en continuant ses travaux de propagandiste. Il le comprit, et il s’effaça modestement pour remettre la direction de la Société à un esprit plus apte que le sien à ce laborieux emploi. Mais s’il renonça à être le Georges Wilson de l’Association française, il continua d’en être le Cobden. Il demeura le plus actif collaborateur du journal le Libre-Échange, et, malgré la faiblesse de sa voix, il n’hésita pas à payer de sa personne dans les réunions de la salle Montesquieu. Ses discours, en forme d’apologues, étaient toujours forts applaudis. Cependant Bastiat n’avait rien de l’orateur ; sa voix était sourde et voilée, il manquait d’animation dans le geste, de sûreté dans l’intonation. Mais sa parole était spirituelle, sa physionomie expressive, et son accent empreint d’une conviction si forte, que l’auditoire oubliait les imperfections de l’orateur en applaudissant au style de l’écrivain et en se laissant gagner à la conviction communicative de l’apôtre. Vers la fin de 1847, en se rendant à la session du Conseil général des Landes, il tint à Lyon deux conférences qui furent très-suivies. Il y traita des conséquences comparées du régime protecteur et du libre échange, et de l’influence du régime protecteur sur les salaires. S’étant rencontré à Marseille avec M. de Lamartine, qui aimait son talent et qui honorait son caractère, il provoqua une admirable improvisation de l’illustre orateur en faveur de la liberté du commerce. De retour à Paris, il commença dans la salle Taranne un cours d’économie politique, que suivit avec empressement l’élite de la jeunesse des écoles.
Mais la révolution de Février, qui éclata sur ces entrefaites, vint détourner brusquement le cours de ses travaux. Un ennemi, plus redoutable encore que le protectionnisme, avec lequel il avait, du reste, de nombreuses affinités, le socialisme, avait surgi, menaçant et formidable, des barricades de Février. Bastiat se retourna contre ce nouvel adversaire, et il combattit M. Louis Blanc et ses séides avec la même ardeur, la même verve qu’il avait déployées naguère contre MM. Odier, Lebeuf et Mimerel. Dans les premiers jours de la révolution, il apporta son concours à une feuille que la destruction, hélas ! provisoire, des vieilles entraves apportées à la liberté de la presse, avait fait surgir le lendemain du combat. Citons à ce propos une anecdote caractéristique. C’était le 25 février. Deux de ses amis viennent lui demander sa collaboration pour cette feuille, qui devait s’intituler la République française. Bastiat la leur accorde avec empressement, car toutes les tribunes lui semblaient bonnes pour faire arriver la vérité aux oreilles du peuple ; mais voilà qu’au moment où le premier numéro allait paraître, avec un article de lui, un scrupule lui vient : « Nous ne savons pas, dit-il, si la vieille législation de la presse est abrogée. En fait, elle l’est sans doute ; mais cela ne saurait nous suffire. Donnons l’exemple du respect de la légalité, en allant demander à l’un des membres du nouveau gouvernement l’autorisation de publier notre feuille. » Et il entraîne aussitôt ses deux amis à l’Hôtel-de-Ville, où se précipitait la foule des vainqueurs pressés de recueillir le fruit de la victoire. Ceux qui le virent se jeter bravement au plus épais de cette foule orageuse et faire des efforts incroyables pour arriver jusqu’au saint des saints où se tenaient les nouveaux distributeurs de places, ceux-là durent penser qu’il allait solliciter quelque emploi important ; car il fallait avoir envie d’une ambassade ou tout au moins d’un commissariat général pour oser se risquer, ce jour-là, au milieu de l’immense saturnale révolutionnaire. Cependant Bastiat n’allait pas demander la faveur de vivre aux dépens de ses concitoyens ; il allait simplement réclamer l’autorisation de les éclairer.
Malgré des efforts surhumains, Bastiat ne put parvenir à percer complètement le mur épais des solliciteurs, et la République Française parut sans autorisation. Bastiat publia, dans les premiers numéros de cette feuille, plusieurs articles remarquables sur les questions du moment : il engageait les gouvernements étrangers, et spécialement l’Angleterre, à donner à la France l’exemple du désarmement ; il flétrissait la curée des places, et comme remède à cette huitième plaie d’Égypte, il indiquait spirituellement la réduction du nombre des places. Enfin, l’un des premiers, il travaillait à arrêter l’invasion du torrent bourbeux du socialisme. A la Démocratie Pacifique, qui demandait, à grands cris, une lieue carrée de terrain pour expérimenter son système, il opposait, le 2 mars, la Pétition d’un économiste qui réclamait, lui aussi, sa lieue carrée, en affirmant que son expérience ne coûterait rien au gouvernement. Au contraire !
« Notre plan, disait-il, est fort simple.
« Nous percevons sur chaque famille, et par l’impôt unique, une très-petite part de son revenu, afin d’assurer le respect des personnes et des propriétés, la répression des fraudes, des délits et des crimes. Cela fait, nous observerons avec soin comment les hommes s’organisent d’eux-mêmes.
« Les cultes, l’enseignement, le travail, l’échange y seront parfaitement libres. Nous espérons que, sous ce régime de liberté et de sécurité, chaque habitant ayant la faculté, par la liberté des échanges, de créer sous la forme qui lui conviendra la plus grande somme de valeur possible, les capitaux se formeront avec une grande rapidité. Tout capital cherchant à s’employer, il y aura donc une grande concurrence parmi les capitalistes. Donc, les salaires s’élèveront ; donc, les ouvriers, s’ils sont prévoyants et économes, auront une grande facilité pour devenir capitalistes, et alors il pourra se faire entre eux des combinaisons, des associations dont l’idée sera conçue et mûrie par eux-mêmes.
« La taxe unique étant excessivement modérée, il y aura peu de fonctions publiques, peu de fonctionnaires, peu de forces perdues, peu d’hommes soustraits à la production.
« Les impôts ainsi réduits au minimum indispensable pour procurer à tous la sécurité, les solliciteurs, les abus, les privilèges, l’exploitation des lois dans le intérêts particuliers aussi réduits au minimum.
« Cette petite communauté étant intéressée à n’attaquer personne, et toutes les autres étant intéressées à ne pas l’attaquer, elle jouira de la paix la plus profonde.
« Les citoyens s’attacheront au pays, parce qu’ils ne s’y sentiront jamais froissés et restreints par les agents du pouvoir, et à ses lois, parce qu’ils reconnaîtront qu’elles sont fondées sur la justice. »
Malheureusement, cette expérience n’était pas du goût des socialistes, qui voulaient organiser le travail et « refaire la société. » Ah ! s’ils avaient accordé à Bastiat sa « lieue carrée ! » mais ils préféraient s’occuper du rachat forcé de toutes les industries, de la remise aux mains de l’État de toutes les propriétés, de l’organisation des ateliers sociaux, de la création d’un ou de plusieurs milliards de papier-monnaie, etc., etc. Bastiat ne cessa pas un seul jour de combattre ces funestes rêveries, soit dans la presse quotidienne, soit dans le Libre-Échange qui publiait alors ses derniers numéros, soit dans le Journal des Économistes, soit enfin dans de petits pamphlets dont le succès est, grâce au Ciel, devenu populaire. Et ajoutons-le, à l’honneur des économistes : tous rivalisèrent de zèle dans cette croisade de la raison contre l’utopie. Tandis que Bastiat se servait de la première tribune venue pour combattre les sophismes et les illusions du socialisme, M. Michel Chevalier publiait, dans le Journal des Débats, ses courageuses et remarquables lettres sur l’organisation du travail ; M. Wolowski allait réfuter M. Louis Blanc au Luxembourg ; M. Léon Faucher attaquait l’imprudent novateur dans la Revue de Deux-Mondes ; MM. Coquelin, Joseph Garnier, Fonteyraud, aidés de MM. Potonié et de plusieurs autres libre-échangistes dévoués, fondaient le club de la liberté du travail. Chacun luttait, dans la mesure de ses forces, contre l’ennemi commun. Ce qui ne devait pas empêcher, plus tard, M. Thiers d’accuser les économistes d’avoir engendré les socialistes. Mais où était alors M. Thiers ?
Aux élections générales du mois d’avril, les électeurs des Landes envoyèrent notre économiste, maintenant illustre, siéger à l’Assemblée nationale. Éloigné de la tribune par la faiblesse de sa voix, Bastiat n’en participa pas moins activement aux travaux de l’Assemblée. Il s’était fait inscrire au nombre des membres du Comité des finances, qui le choisit même pour son vice-président. On sait quel rôle important ce Comité a joué à l’Assemblée constituante. Il avait accepté la mission pénible de préserver les finances des embûches que leur tendaient journellement les socialistes avoués et les socialistes sans le savoir de l’Assemblée. Il défendait la bourse de la France, cette bourse dans laquelle tout le monde voulait puiser et que personne ne songeait à remplir. Bastiat fut de ceux qui contribuèrent le plus efficacement à maintenir les bonnes doctrines au sein du Comité. Sa voix était d’autant mieux écoutée et respectée, qu’on connaissait toutes ses sympathies pour les souffrances des masses. On savait qu’en recommandant l’économie dans les dépenses, en refusant, par exemple, de voter des millions pour transporter en Algérie de malheureux artisans parisiens, il n’agissait point par dureté de cœur, mais qu’il obéissait, au contraire, à un sentiment éclairé de sympathie pour les classes laborieuses. On savait qu’il était un véritable philanthrope, quoiqu’il repoussât impitoyablement toutes les mesures que suggérait une superficielle ou hypocrite philanthropie. Il ne put, sans doute, prévenir toutes les fautes qui furent commises ; il ne réussit pas toujours à faire goûter à ses collègues cette vérité si simple, mais à laquelle l’intelligence des législateurs semble répugner instinctivement : « qu’ils ne pouvaient rien donner aux uns, par une loi, sans être obligés de prendre aux autres par une autre loi. » Cependant, de l’aveu de tous, la présence, au Comité des finances, de ce républicain-phénomène, qui s’obstinait à vouloir une république à bon marché, n’en fut pas moins des plus salutaires. Lors de la discussion du préambule de la Constitution, il demanda la parole contre le droit du travail, mais trop tard pour l’obtenir [1]. Quelque temps après, il fit une motion purement politique. Il demanda que les ministres ne pussent être pris au sein de l’Assemblée, et il présenta, à l’appui de sa proposition, les considérations les plus ingénieuses. Il était convaincu que cette « incompatibilité » couperait court aux mauvaises intrigues parlementaires que suscite l’amour désordonné des portefeuilles ministériels, intrigues dont le pays a été souvent le témoin et la victime. Peut-être s’exagérait-il l’efficacité du procédé, et n’en appréciait-il pas suffisamment les inconvénients. Quoi qu’il en soit, l’Assemblée, à laquelle il avait distribué une attrayante petite brochure, sur les « incompatibilités parlementaires », l’Assemblée demeura un moment indécise. Si l’on avait voté le jour même, la proposition passait ; mais la nuit porta conseil aux représentants « qui sont du bois dont on fait les ministres », et la proposition fut repoussée, non certainement à cause des bonnes raisons qu’on pouvait lui opposer, mais à cause des mauvaises. Réélu membre de l’Assemblée législative, Bastiat prit encore deux fois la parole : la première fois sur l’impôt des boissons, la seconde, sur les coalitions d’ouvriers. Il voulait soulager la nation de l’impôt oppressif et onéreux qui pèse sur l’une de ses consommations les plus usuelles, mais il comprenait parfaitement que cela ne pouvait se faire sans réduire sensiblement le budget des dépenses. Aussi proposait-il à l’Assemblée un vaste plan de réformes financières, comprenant l’ensemble des services publics. Un plan semblable ne pouvait être du goût de l’Assemblée ; mais, publié sous forme de brochure [2], il a recruté et il recrute tous les jours de nombreux partisans à la cause des réformes économiques. Dans la discussion relative aux coalitions, Bastiat soutint, contre les légistes de la majorité, et notamment contre M. de Vatimesnil, le droit que possèdent les ouvriers de refuser leur travail, soit isolément, soit de concert, et il démontra qu’en les empêchant d’user de ce droit, on intervenait contre eux dans les débats du salaire. Mais, hélas ! il y perdit sa peine. Il y a aujourd’hui des gens qui voient du socialisme dans les améliorations les plus utiles, dans le redressement des plus justes griefs. Nous ne jurerions point qu’auprès de ces gens-là, Bastiat, en réclamant l’abrogation de nos vieilles et iniques lois sur les coalitions, ne passât pour un socialiste.
A l’Assemblée, Bastiat ne s’était inféodé à aucun parti. Il avait voulu conserver pleinement son libre arbitre, et sur toute question il donnait, non un vote de parti, mais un vote de conscience. Toutefois, il s’était sincèrement rallié à la République. Il ne l’avait pas appelée, car il n’attribuait pas une importance exagérée à la question de la forme du gouvernement ; mais, à ses yeux, c’était le devoir de tout bon citoyen de travailler à maintenir des institutions que les représentants du pays avaient acceptées d’un accord unanime. Il avait confiance dans le suffrage universel, et il ne voulut point consentir à le restreindre. Cependant, il ne dissimulait pas les dangers que les erreurs généralement répandues du protectionnisme et du communisme pouvaient faire courir à un pays où les masses avaient été soudainement appelées à se gouverner elles-mêmes. Aussi employait-il le peu qui lui restait de forces et de vie à les éclairer sur leurs droits et sur leurs intérêts. Il commença, dans ce but, la publication de l’admirable série de pamphlets qui s’ouvre à Propriété et loi, justice et fraternité, pour se fermer hâtivement, hélas ! à Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Dans ces petits écrits, où les notions élémentaires de l’économie politique et du droit naturel se trouvent exposées avec une éblouissante clarté, où les fausses doctrines du protectionnisme et du communisme sont réfutées avec une inimitable verve, Bastiat s’efforçait de donner aux masses, émancipées d’hier, les lumières qui leur étaient indispensables pour bien pratiquer le self-government ; il leur montrait les écueils redoutables sur lesquels une ignorance présomptueuse pouvait les faire échouer, et il leur signalait la route à suivre pour les éviter.
Vers la fin de 1849, la publication et le succès des pamphlets fournirent à Bastiat l’occasion d’engager une lutte des plus utiles et des plus glorieuses avec l’un des chefs du socialisme, M. Proudhon. On sait que M. Proudhon avait réussi à populariser le sophisme de la gratuité du crédit, et à en faire une des armes les plus redoutables du socialisme. Dans son pamphlet intitulé Capital et rente, Bastiat réfuta vigoureusement ce sophisme. Quelques ouvriers socialistes de Lyon, embarrassés par sa réfutation, firent part de leurs perplexités à la Voix du peuple. Un disciple de M. Proudhon, M. C.-F. Chevé, essaya de lever leurs doutes dans un article critique sur Capital et rente. Bastiat répondit à M. Chevé, et il envoya sa lettre à la Voix du peuple. Alors le maître prit la place de son élève : exalté par le succès de ses récentes polémiques avec MM. Considérant, Louis Blanc et Pierre Leroux, M. Proudhon se chargea d’exterminer, en un clin d’œil, l’audacieux qui s’aventurait ainsi dans la tanière du lion. Mais jusque-là, M. Proudhon n’avait eu affaire qu’à des sophistes de son espèce, et rien ne lui avait été plus facile que d’opposer à sophisme, sophisme et demi. Il était en fonds pour cela. Cette fois, il se trouvait en présence d’un homme de science, dont le clair et ferme bon sens repoussait, comme une armure de diamant, ses sophismes les mieux aiguisés et les plus crochus. Vraiment épuisa-t-il l’arsenal de sa dialectique contre le champion de l’économie politique, vainement chercha-t-il dans l’histoire, dans la casuistique, dans la philologie et jusque dans la tenue des livres, des arguments contre l’intérêt de l’argent, aucun de ses traits ne portait. Bastiat les ramassait un à un avec le sang-froid le plus ironique et le plus désespérant du monde, puis il les brisait en mille pièces. Notre sophiste suant, soufflant et maugréant, en fut réduit à lui reprocher de les briser toujours de la même manière. Mais les applaudissements de la galerie convainquirent Bastiat que cette manière-là était la bonne, et M. Proudhon, dépité et confus, se hâta d’abandonner un si rude jouteur pour aller chercher une nouvelle querelle à M. Pierre Leroux.
A quelque temps de là, Bastiat, toujours infatigable, publiait un volume d’Harmonies économiques. Dans ce livre, son œuvre de prédilection, il voulut donner un exposé synthétique des lois naturelles qui président à l’organisation et au développement de la société. S’inspirant de la grande idée des économistes du dix-huitième siècle, il s’attacha d’abord à démontrer que ces lois forment un ensemble harmonieux, et qu’elles concourent, par une action commune, au développement du bien-être et du progrès de l’humanité ; il s’attacha ensuite à prouver qu’elles sont empreintes du caractère de la justice aussi bien que de l’utilité. La conception certes était grandiose : elle comprenait non-seulement l’économie politique, mais encore le droit naturel, deux sciences qui se touchent sans toutefois se confondre. Malheureusement Bastiat ne suivit pas toujours, dans l’exécution d’une si belle œuvre, la voie que lui avaient tracée les maîtres de la science. Croyant apercevoir dans la théorie de Malthus sur la population, et dans la théorie de Ricardo sur la rente, des dissonances qui troublaient l’harmonie des lois sociales, il entreprit de détrôner ces deux théories fondamentales de l’économie politique. Tentative fâcheuse, et dans laquelle il avait eu la mauvaise chance d’être devancé par les socialistes, sans parler de M. Carey. Nos lecteurs ont pu lire, dans le précédent numéro du Journal des Économistes, la réclamation de l’économiste américain. M. Carey a reproché à Bastiat de lui avoir emprunté sa réfutation des doctrines de Malthus et de Ricardo. Nous ne connaissons pas assez les œuvres de M. Carey pour prononcer sur sa réclamation ; mais si elle est fondée, c’est un grand malheur pour Bastiat d’avoir lu les œuvres de M. Carey. Il y a d’admirables parties dans les Harmonies économiques ; les chapitres sur l’organisation naturelle et l’organisation artificielle, sur la concurrence, sur la propriété et la communauté, pour ne citer que ceux-là, sont de véritables chefs-d’œuvre ; et le livre tout entier est le plus attrayant qui soit jamais sorti de la plume d’un économiste, car nul n’a possédé au même degré que Bastiat le secret de rendre la science accessible et attachante. Mais pourquoi faut-il qu’au lieu d’employer, à l’exemple de Rossi, ce style plein de magie à illuminer d’une clarté nouvelle les vérités fondamentales de l’économie politique, Bastiat s’en soit servi parfois pour les combattre comme s’il ne les avait pas comprises ? Pourquoi faut-il qu’au lieu de démontrer, ce qui lui eût été pourtant si facile, que les économistes n’ont jamais enseigné autre chose que la solidarité et l’harmonie des intérêts, il les ait presque signalés comme les docteurs de l’antagonisme ? Et l’on s’étonne d’autant plus de la façon dont il les traite, qu’en examinant de près les innovations qu’il a voulu introduire dans la science, on s’aperçoit que le dissentiment porte presque toujours sur les mots, non sur les choses. Ainsi, par exemple, la formule affectionnée de Bastiat : les services s’échangent contre des services, ressemble à s’y méprendre à la formule des économistes : les produits s’échangent contre des produits ; sa théorie de la valeur ne diffère que par l’expression de celle des économistes, car l’erreur de la matérialité de la valeur, qu’il combat avec raison, date de l’enfance de la science, et celle de l’utilité prise pour la valeur n’a jamais été générale chez les économistes, qui ont toujours distingué fort bien la « valeur en utilité » de la « valeur en échange. » Sur la population Bastiat ne se sépare de Malthus qu’en ce qu’il pense : « que la densité croissante de la population équivaut à une facilité croissante de la production » ; apophthegme que l’exemple de l’Irlande et de la Chine suffirait au besoin à réfuter. Enfin, sur la rente, son schisme ne provient que d’une fausse interprétation de la doctrine de Ricardo, doctrine qui n’implique nullement, comme Bastiat le suppose, « l’opulence progressive des hommes de loisir ; la misère progressive des hommes de travail [3]. » Mais ces dissentiments, si peu considérables qu’ils soient au fond, ne s’en trouvent pas moins fortement accusés dans la forme. Il résulte de là qu’en lisant les Harmonies, les hommes étrangers à la science ne peuvent manquer de prendre une assez fausse idée des doctrines et des tendances des maîtres de l’économie politique, résultat fâcheux et auquel Bastiat n’a certes aucunement visé.
Les Harmonies économiques devaient avoir un second volume. Après avoir exposé les harmonies bienfaisantes des lois économiques, Bastiat voulait faire le tableau des perturbations funestes que ces lois ont, de tout temps, subies ; il voulait démontrer que les maux qui affligent l’humanité proviennent, non pas des lois de la nature, mais des infractions que les hommes, dans leur ignorance ou dans leur perversité, ont commises à ces lois ; il voulait développer, en le motivant, l’admirable apophthegme de Quesnay : « Qu’il faut bien se garder d’attribuer aux lois physiques les maux qui sont la juste et inévitable punition de la violation de l’ordre même de ces lois, instituées pour opérer le bien. » Malheureusement, il n’eut pas le temps d’achever son œuvre. La mort réclamait cette existence si utile et si glorieuse.
Depuis longtemps Bastiat était atteint d’une maladie du larynx. Un repos complet, ce repos méditatif et studieux, dont il avait joui pendant vingt années, aurait pu seul prolonger ses jours. Bastiat ne l’ignorait point ; il savait que le travail incessant et presque fébrile auquel il se livrait depuis six ans lui était mortel ; mais comme tous les grands esprits, comme toutes les nobles âmes, qui ont conscience de l’utilité de leur mission, il préféra sacrifier sa vie à son œuvre. Soldat de la science, occupé à défendre la civilisation contre la barbarie, il voulut demeurer à son poste de combat jusqu’à ce que la mort vînt l’y chercher. Exténué par la maladie, il n’interrompit le cours de ses travaux qu’au moment où ses forces l’abandonnèrent. Un mois seulement avant sa mort, il publiait le dernier et peut-être le plus brillant de ses pamphlets : Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, suprême et rayonnante lueur du lumineux flambeau qui allait s’éteindre pour jamais !
Cependant, au mois de septembre de l’année dernière, ses amis, qui suivaient avec une anxiété douloureuse les progrès de sa maladie, le contraignirent à se rendre en Italie, pour réparer ses forces épuisées. Il séjourna d’abord à Pise, puis il s’en alla s’établir à Rome, où l’un de ses amis les plus dévoués, M. Paillottet, et un de ses cousins, M. l’abbé de Monclar, lui prodiguèrent leurs soins. Mais, hélas ! tout fut inutile. La maladie triomphait de cette organisation hâtivement usée par le travail. Bastiat expira le 24 décembre 1850, après de longues et cruelles souffrances patiemment supportées.
Nous empruntons à un touchant récit de M. Paillottet quelques détails pleins d’intérêt sur ces derniers moments :
« À une heure, il dicta son testament à M. de Gérando, chancelier de l’ambassade, puis il le signa lisiblement. A deux heures et demie, malgré la fatigue qu’il venait d’éprouver, il voulut quitter son lit. M. l’abbé de Monclar, son cousin, venait de rentrer. Nous aidâmes le malade à se lever, et nous vîmes que ses forces diminuaient sensiblement. Il resta silencieux, et vers quatre heures il demanda à se recoucher. Quand il fut près de son lit, ses jambes fléchirent… Il eut un court assoupissement… puis une nouvelle crise survint. J’étais assis auprès de lui, les yeux fixés sur son visage, écoutant cette respiration qui rencontrait tant d’obstacles. L’impression que je ressentis devint si poignante, que je dus me retirer dans la pièce voisine. L’abbé de Monclar, que j’avais laissé en prières près de la fenêtre, vint bientôt me chercher. Le malade me demandait. Quand je fus près de lui, assis à son chevet, il désigna du geste son cousin et fit entendre ces mots : « Tous deux », c’était à nous deux qu’il voulait s’adresser.
« Il souleva un peu la tête, l’appuya sur sa main droite et se disposa à parler. L’intelligence brillait encore dans ses yeux. Son regard avait une expression que j’avais souvent remarquée au milieu de nos entretiens. Il semblait annoncer la solution d’un problème. La première phrase qu’il prononça sortait si faible de ses lèvres, que l’abbé, placé debout à la tête du lit, n’en put rien entendre et que je n’en recueillis que le dernier mot. C’était le mot philosophique. Après une courte pause, il prononça distinctement : « La vérité »…, puis s’arrêta, redit le même mot, le répéta encore en s’efforçant vainement de compléter sa pensée. Émus à ce spectacle, nous le conjurâmes de suspendre son explication et de se reposer un peu. L’abbé se pencha pour l’aider à replacer sa tête sur l’oreiller. Alors le souffle de ses lèvres ne pouvait plus m’arriver. Il dit, sans que je les entendisse, ces mots, que l’abbé me transmit immédiatement et me répéta le jour suivant : « Je suis heureux de ce que mon esprit m’appartient. » L’abbé ayant changé de position, je pus entendre le mourant articuler encore ceci : « Je ne puis pas m’expliquer. » Ce furent les dernières paroles qui sortirent de ses lèvres.
« A ce moment arriva le docteur Lacauchie. Pendant qu’il se trouvait avec l’abbé, je crus pouvoir m’absenter un instant et je sortis à cinq heures et quart… Quand je revins, mon ami n’existait plus. Cinq minutes après ma sortie, il avait rendu le dernier soupir.
« Voici ce que m’apprirent MM. de Monclar et Lacauchie, tous deux témoins de sa fin. Au moment où je m’éloignais, ils s’approchèrent de son lit et virent presque aussitôt que la mort allait le frapper. M. de Monclar se mit en devoir d’administrer l’extrême-onction, et pour s’assurer de ses dispositions à recevoir le dernier sacrement (Bastiat s’était confessé le 20 et avait communié de 22), il lui dit : « Mon ami, baise le crucifix. » Les lèvres du mourant s’avancèrent et obéirent à l’exhortation. A cette vue, le docteur fit un geste d’étonnement ; il ne s’expliquait pas que l’intelligence et la volonté fussent encore là quand la vie se retirait.
« Je contemplai longtemps cette tête chérie, que l’âme venait d’abandonner, et je vis que la mort n’y avait laissé aucune trace de souffrance.
« Deux jours après, dans l’église de Saint-Louis-des-Français, on fit à l’homme éminent qui avait vécu si simple et si modeste, de pompeuses funérailles. »
L’ambassadeur de France, accompagné des principaux officiers de la légation ; le général Gémeau, commandant des troupes de la garnison, les membres de l’Académie de France, et plusieurs personnages considérables de Rome assistèrent aux funérailles de l’illustre économiste. Les honneurs militaires lui furent rendus à titre de représentant du peuple. Son corps repose dans l’église Saint-Louis-des-Français.
Frédéric Bastiat était membre correspondant de l’Institut de France (section d’économie politique) et de la Société des géorgophiles de Florence.
Six années avaient suffi à Bastiat pour se créer une réputation qui ne saurait périr. Son rôle dans la science a été court mais brillant. Avant lui, l’économie politique avait possédé sans doute des intelligences de premier ordre ; elle avait eu ses esprits créateurs, les Quesnay, les Turgot, les Smith, les Malthus, les Ricardo, les J.-B. Say ; elle avait eu aussi ses vulgarisateurs savants et habiles, les Dupont de Nemours, les Baudeau, les Morellet, les Droz, les Rossi ; mais il lui avait manqué un de ces rares esprits, qui savent donner un tour attrayant et original aux vérités scientifiques ; il lui avait manqué un artiste. Au dix-huitième siècle, l’abbé Galiani avait su, il est vrai, donner une forme spirituelle et fines à ses dissertations sur le commerce des grains ; malheureusement Galiani n’avait guère soutenu et embelli que des sophismes. Bastiat sut employer, lui, des facultés artistiques plus exquises et plus originales encore que celles de l’abbé napolitain, à populariser des vérités. Il sut revêtir les démonstrations économiques d’une étoffe à la fois solide et légère, durable et brillante. Il eut l’art de les rendre agréables, tandis que les maîtres n’avaient su que les rendre utiles. Aussi est-il incontestablement l’homme qui a le plus contribué à propager, à vulgariser l’économie politique ; disons mieux, il a concouru efficacement à la relever du discrédit où elle était tombée. Trop souvent l’économie politique avait paru dure et inhumaine, en condamnant des institutions destinées, en apparence, à soulager les souffrances des masses. Trop souvent aussi, elle s’était fait maudire, en dissipant des illusions chères aux déshérités de la fortune. Trop souvent, enfin, ses formules sévères avaient pu être interprétées d’une manière hostile à l’amélioration du sort de la classe la plus nombreuses et la plus pauvre. On avait finit par la considérer, en quelque sorte, comme la gardienne officielle du statu quo, et les novateurs, dont elle renversait les plans chimériques, ne manquaient jamais une occasion de l’accuser d’être « sans entrailles. » Bastiat prit ce reproche à cœur, et il employa tout ce qu’il avait de verve dans l’esprit et de chaleur dans l’âme à en démontrer l’injustice. Pour attester que l’économie politique ne défendait pas le statu quo, il demanda, en son nom, une grande et féconde réforme : pour la justifier du reproche de manquer d’entrailles, il s’éleva, en son nom toujours, contre les impôts onéreux et les entraves oppressives qui pèsent sur le travail et sur la subsistance des masses. Il ne se contenta pas de détruire l’erreur, il sut faire aimer la vérité !
Combien la présence d’un tel homme n’était-elle pas précieuse dans les temps orageux où nous vivons ! car c’est surtout à une époque où les masses émancipées influent directement sur le gouvernement de la société qu’il est essentiel que les bonnes doctrines trouvent auprès d’elles des interprètes lumineux et sympathiques. Brusquement affranchie de ses tuteurs officiels, notre démocratie n’a-t-elle pas besoin, aujourd’hui plus que jamais, d’être éclairée et guidée ? Bastiat aurait pu être son guide, comme l’auteur de la Science du bonhomme Richard a été celui de la démocratie américaine. Pourquoi donc faut-il que le Ciel, qui nous fait attendre un Washington, nous ait déjà ravi notre Franklin ?
G. de Molinari.
[1]: On trouvera son opinion dans le Droit au travail à l’Assemblée nationale, recueil des débats relatifs à cette question, publié par M. Joseph Garnier, p. 373.
[2]: Paix et liberté, ou le Budget républicain.
[3]: Harmonies économiques, p. 9.
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