Bastiat et le libre-échange
A. Bouchié de Belle

Préface

La Chambre de Commerce de Bordeaux avait mis au concours, pour l’année 1875, le sujet suivant :

« Etudes sur les travaux de Bastiat.

« Le suivre :

« 1° Dans sa lutte contre les réformateurs modernes ; « sa conception de la rente et ses Harmonies économiques, en démontrant qu’il n’y a pas antagonisme entre le capital et le travail ; qu’au contraire le capital est l’auxiliaire précieux et indispensable du travail, et réciproquement ;

« 2° Dans sa lutte contre le système protecteur : dire quelle a été à ce dernier point de vue l’influence de la doctrine appliquée dans les traités de 1860 sur la richesse nationale et en particulier sur le bien-être des classes ouvrières.

« Le prix à décerner est élevé à la somme de 2,000 fr.

« Des mentions honorables pourront être accordées en dehors des prix. »

Le mardi, 31 juillet 1877, à une heure et demie, la Chambre s’est réunie en séance extraordinaire, sur la proposition de la Commission du prix Bastiat, pour entendre la lecture du rapport rédigé au nom de la Commission du prix Bastiat.

M. le rapporteur donne lecture du travail suivant :

Huit mémoires sont parvenus au secrétariat de la Chambre de Commerce :

Le mémoire n° 1, ayant pour épigraphe : La liberté fera aux hommes une justice que l’arbitraire ne saurait leur faire (Lamartine), contient 130 pages.

Le n° 2 a été retiré par son auteur ;

Le n° 3, ayant pour épigraphe : Lumière et Justice, contient 333 pages.

Le n° 4, ayant pour épigraphe : Élevez le niveau intellectuel d’une nation et vous arriverez à la suppression des entraves mises aux transactions des hommes (Michel Chevalier), contient 100 pages ;

Le n° 5, ayant pour épigraphe : Il faut beaucoup de philosophie pour observer ce qu’on voit tous les jours (Rousseau), contient 211 pages ;

Le n° 6, ayant pour épigraphe : L’utile c’est le juste, contient aussi 211 pages ;

Le n° 7, ayant pour épigraphe : Ex nihilo nihil, Time is money, contient 225 pages ;

Enfin, le n° 8, ayant pour épigraphe : Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu’ils ont faites, mais ils en ont aussi qu’ils n’ont pas faites (Montesquieu, Esprit des lois, liv. I, chap. 1), contient 710 pages et forme presque un traité complet d’économie politique.

Les sept mémoires dont les épigraphes sont reproduites ont été soumis d’abord à un examen sommaire. Tous ces mémoires ayant été reconnus dignes d’un examen plus approfondi, la grande commission a chargé une sous-commission de quatre membres de cet examen définitif.

Cette sous-commission a produit le résultat de son travail à la commission plénière le 24 février 1877.

La majorité de la sous-commission a conclu en faveur du n° l.

Seul d’une oppinion opposée en présence de trois professeurs d’économie politique éminents, et reconnaissant d’ailleurs un véritable mérite d’érudition et de forme au mémoire n° 1, je m’étais rallié finalement à la majorité sous certaines réserves dont je demandais l’insertion dans le rapport final.

Avant de donner lecture de ces réserves à la commission, je lui adressai les paroles suivantes :

« Ma situation de représentant unique de la Chambre de commerce dans la sous-commission m’impose une très grande responsabilité ; aussi je vous demande la permission de réfuter succinctement les erreurs économiques que me paraissent contenir les mémoires n° 1 et 8, et de répudier, comme l’ont fait, d’ailleurs, les autres membres de la sous-commission, les principes philosophiques qui sont exposés vers la fin du mémoire n° 1. Je demande, en même temps, que le rapport définitif reproduise, au moins en substance, la réfutation des erreurs que je signale ; cette réfutation sera l’expression de l’opinion de la minorité de la sous-commission. »

Plusieurs membres de la commission ont paru frappés de la gravité et du nombre des réserves formulées, et se sont demandé s’il serait rationnel de couronner un ouvrage dont une très grande partie se trouverait infirmée par le rapport. Cette manière de voir a été partagée par l’un des professeurs de la sous-commission ; il n’a pas été d’avis qu’il fût convenable d’insérer dans le rapport les nombreuses réserves formulées par le représentant de la Chambre de commerce. Du reste, d’autres membres de la commission, tout en reconnaissant aux auteurs des mémoires le droit absolu de la discussion, ont pensé que l’auteur du mémoire n° 1 s’est écarté du programme en donnant une part si prééminente à la critique du système économique de Bastiat ; ce programme, en effet, demande surtout aux concurrents de mettre en lumière le mérite exceptionnel du grand économiste qui a eu la gloire de couper les racines du socialisme en démontrant l’harmonie des intérêts dans la société, et de prouver la nécessité de l’union entre le capital et le travail, car, sans cette union, tout progrès est impossible. Dans cette situation, la majorité de la commission a pensé qu’il serait étrange de donner le haut patronage de la Chambre de commerce à une œuvre qui paraît non-seulement s’attacher d’une façon toute spéciale à saper le système économique de Bastiat dans sa base essentielle, mais encore à propager une doctrine antispiritualiste dont le danger n’est plus à démontrer depuis les tristes événements de 1871. La majorité de la commission a jugé, en conséquence, qu’elle ne pouvait décerner le prix au mémoire n° 1.

La sous-commission consultée, après avoir écarté le mémoire n° 8 comme soutenant à peu près les mêmes doctrines économiques que le n° 1 a jugé que le mémoire n° 5 : « Il faut beaucoup de philosophie pour observer ce qu’on voit tous les jours, » est celui qui, tout en se rapprochant le plus du programme de la Chambre de commerce, a, pour la forme comme pour le fond, des qualités qui méritent un premier rang, et que le n° 6 vient immédiatement après.

En conséquence, la commission a décidé que le prix de deux mille francs sera décerné à l’auteur du mémoire n° 5 [1].

MM. Gide et Saignat, membre de la sous-commission, n’ayant pas cru devoir accepter la mission de faire le rapport définitif, cet honneur périlleux m’est échu, je puis même dire qu’il m’a été imposé par la Chambre de commerce ; simple volontaire de la science, je suis donc autorisé doublement à invoquer l’indulgence des juges du concours.

Avant d’entreprendre ce travail, je me trouvais en présence de deux méthodes : rendrais-je compte successivement de chacun des sept mémoires ? ou me bornerais-je à examiner dans un ordre logique les points de doctrine contestables en puisant au besoin des moyens de réfutation dans le texte de ces divers mémoires, et à présenter finalement dans un cadre raccourci le mérite comparatif des travaux de ce concours ? La première de ces méthodes m’exposant à des répétitions nombreuses, j’ai donné la préférence à la deuxième.

Je soumets aujourd’hui ce travail à la Chambre ; là oit il eût fallu le talent d’un maître, un humble et insuffisant disciple de Bastiat ne saurait avoir réussi ; mais la Chambre de commerce n’attendait pas cela de moi, car dans ce cas, je me fusse absolument récusé. Ce que j’avais pu promettre, c’était du travail et du zèle, et cette promesse je l’ai tenue.

M. M.

I

Messieurs, si les mémoires présentés à ce concours apprécient diversement les œuvres de Frédéric Bastiat, ils s’accordent tous pour rendre hommage aux qualités exceptionnelles de l’écrivain si éminent qui a trouvé le secret de rendre attrayante une science abstraite dont quelques auteurs avaient fait un épouvantail. Ils ne sont pas moins unanimes sur les mérites de l’homme privé, de ce moraliste irréprochable qui, dans sa touchante simplicité, a su voiler aux yeux de ses contemporains l’existence de l’homme de génie.

L’auteur du mémoire n° 8 place Bastiat entre Turgot et Condorcet et il ajoute : « Quel volume charmant on pourrait faire en extrayant des œuvres de Bastiat toutes les fleurs ravissantes dont il les a ornées ! »

« Bastiat, dit l’auteur du n° 7, a préparé les matériaux pour construire un grand édifice…… Le temps lui a manqué…… Nous ne pouvons, dit-il, que répéter les paroles suivantes, si pleine de vérité, de M. Frédéric » Passy : Il ne s’est occupé, pendant le peu d’années qui lui ont été données, que de répandre çà et là, sans repos ni trêve, par toutes les voies et sous toutes les formes, les pensées utiles, consolantes ou graves que suggéraient chaque jour à sa prompte intelligence et à sa réflexion exercée les faits pressés et divers d’un temps d’agitation et de fièvre. »

De son côté, l’auteur du n° 6 s’exprime ainsi : « Chaque siècle est personnifié par un petit nombre d’hommes. Parmi ceux qui auront obtenu une place prééminente dans le xixe siècle, on placera certainement Frédéric Bastiat. »

Voici comment s’exprime l’auteur du n° 5 : « Bastiat, arrivé juste au moment où le système protecteur était poussé jusque dans ses conséquences les plus exagérées, et où les sectes socialistes offraient toutes les solutions basées sur la contrainte, proclama hautement que la liberté seule pouvait pondérer les intérêts ; qu’il existait des lois naturelles dont l’inobservance produisait l’antagonisme entre les hommes ; il s’appliqua à démontrer l’harmonie des intérêts dans un livre immortel malheureusement inachevé ; mais la proclamation de ce principe suffit à sa gloire. »

L’auteur du n° 4 dit à son tour : « Liberté, harmonie, voilà le pivot du système économique de Bastiat. L’influence de cet économiste grandira à mesure que disparaîtront les préjugés imprimés en nous par notre éducation gréco-romaine. »

L’auteur du n° 3 établit que depuis Bastiat l’économie politique est une science dans toute la vigueur du mot, et qu’il ne saurait plus y avoir en économie des sectes diverses, pas plus qu’il n’y en a en mécanique, ou dans toute autre science définitivement fondée.

Enfin l’auteur du n° 1, quoique contestant la portée scientifique de la définition de la valeur, cette pierre angulaire de l’œuvre de Bastiat, lui rend pleinement justice sous, d’autres rapports. Après avoir cité les grandes lois naturelles mises en lumière par Bastiat, il ajoute : « Ne doutons pas que la diffusion de l’enseignement économique dans un avenir prochain ne les fasse reconnaître partout à l’égal des axiomes de géométrie… Rien n’éclairera mieux les esprits sincères et équilibrés, rien ne les ralliera plus tôt à la vérité que la lecture de ses écrits… Rien ne résiste à cet œil pénétrant qu’anime la passion de la vérité… Bastiat a eu son heure d’inspiration : il a été marqué du signe des privilégiés… ce choc de l’étincelle suffit pour le placer au rang des maîtres. Madame Auguste Craven a dit que l’objet le plus digne d’être montré aux hommes est une âme humaine ; à l’intérêt scientifique et philosophique des Harmonies s’ajoutera le spectacle d’une âme qui souffre et qui dans sa pureté n’a que des paroles de douceur et d’abnégation. Le deuil y côtoie la science, et cet esprit charmant qui a égrené tant de perles dans ses opuscules, cette noble intelligence prend une teinte grave et mélancolique. Des lignes ponctuées, des lacunes trahissent une main défaillante, et l’on est invinciblement attiré vers ce philosophe, vers cet honnête homme qui succombe pour ainsi dire sous nos yeux. »

Tel fut l’homme dont le nom grandira d’âge en âge, comme l’a dit l’illustre Lamartine. La gloire de Bastiat a été de démontrer l’harmonie des intérêts d’où découle la nécessité inéluctable d’une étroite solidarité entre les hommes de tous les pays. C’est grâce à ce principe fécond, mis en lumière de jour en jour, que les barrières artificielles élevées de peuple à peuple par l’ignorance et une haine aveugle disparaîtront peu à peu : et, avec ces barrières, la guerre dans la mesure que peut comporter l’imperfection de l’homme, comme l’a laissé entendre Bastiat quand il a dit : « En tout ce qui concerne l’homme, cet être qui n’est perfectible que parce qu’il est imparfait, l’harmonie ne consiste pas dans l’absence absolue du mal, mais dans sa graduelle réduction. »

Jusqu’ici, en Europe, les hommes d’État se sont conduits d’après la vieille maxime de l’antagonisme des intérêts procédant directement de la conquête et de l’esclavage ; chacun a voulu affaiblir et ruiner son voisin, dans le but illusoire d’augmenter sa fortune et sa puissance ; de là cette politique de ruse et d’intrigue qui a semé la misère et la désolation dans l’ancienne société.

L’Amérique du Nord a su échapper, en partie, au danger de cette pernicieuse politique, grâce au bon sens de ses premiers hommes d’État qui ont fusionné les diverses colonies anglo-saxonnes au moyen des liens d’une fédération affranchie de toutes barrières de douanes. Combien ce vaste pays eût accru sa richesse, si ses hommes politiques nouveaux, trop oublieux des principes enseignés par Franklin, n’eussent créé à l’aide des tarifs douaniers, dirigés contre les industries européennes, une féodalité industrielle intérieure dont le privilège écrasant pèse sur le pays au point de ralentir le courant d’immigration attiré naturellement par un continent en grande partie inoccupé !

La Grande-Bretagne, qui avait pratiqué si longtemps le système de l’isolement, s’inspira la première des enseignements d’Adam Smith et des économistes français, sous l’impulsion clairvoyante des Cobden et des Bright ; elle changea enfin l’orientation de sa politique commerciale, il y a une trentaine d’années, et rentra hardiment dans la voie naturelle de la liberté des échanges ; cette heureuse évolution a augmenté la richesse et la puissance de cette nation au-delà de la prévision de ses hommes d’État ; elle a, en effet, participé, selon les enseignements de la science économique, aux avantages naturels et industriels de tous les peuples du monde par le simple mécanisme de l’échange libre. Voilà le modèle que doivent imiter désormais les peuples civilisés ; ce sont les seules conquêtes fécondes ; au lieu de semer des ruines et d’exciter de dangereuses rancunes, ces conquêtes rapprochent les peuples et les unissent par les liens solides et durables d’un commun intérêt ; dès lors les hommes d’État substituent naturellement à l’ancienne politique dépourvue de franchise la simple et droite politique de l’honnêteté.

C’est de ce point de vue élevé que la plupart des écrivains qui ont répondu à l’appel de la Chambre de commerce de Bordeaux ont apprécié les conséquences de l’œuvre vraiment hors ligne de Frédéric Bastiat.

Nous allons maintenant passer successivement en revue les points de doctrine contestables que nous avons relevés dans les divers mémoires présentés à ce concours. Toutefois, avant d’aborder cet examen, nous croyons devoir expliquer, pour ne donner lieu à aucune méprise, le sens que nous attacherons à certains mots.

[1]: Le pli, décacheté le 13 juillet 1877 par le Président de la Chambre de commerce, indique M. A. Bouchié de Belle, avocat à la cour d’appel de Paris, comme auteur du mémoire n° 5.

Bastiat.orgLe Libéralisme, le vraiUn site par François-René Rideau