Des salaires

Frédéric Bastiat

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Extrait initial du chapitre XIV des « Harmonies Économiques », tel que choisi par F. Aftalion dans sa sélection d'œuvres de Bastiat éditées sous le titre "Œuvres Économiques" aux PUF. Un extrait de la suite a été selectionné par le GIE SML, pour la description trop exacte qu'elle donnait des dangers de la Sécurité Sociale...

Les hommes aspirent avec ardeur à la fixité. Il se rencontre bien dans le monde quelques individualités inquiètes, aventureuses, pour lesquelles l'aléatoire est une sorte de besoin. On peut affirmer néanmoins que les hommes pris en masse aiment à être tranquilles sur leur avenir, à savoir sur quoi compter, à pouvoir disposer d'avance tous leurs arrangements. Pour comprendre combien ils tiennent la fixité pour précieuse, il suffit de voir avec quel empressement ils se jettent sur les fonctions publiques. Qu'on ne dise pas que cela tient à l'honneur qu'elles confèrent. Certes, il y a des places dont le travail n'a rien de très relevé. Il consiste, par exemple, à surveiller, fouiller, vexer les citoyens. Elles n'en sont pas mois recherchées. Pourquoi ? Parce qu'elles constituent une position sûre. Qui n'a entendu le père de famille dire de son fils: « Je sollicite pour lui une aspirance au surnumérariat de telle administration. Sans doute il est fâcheux qu'on exige de lui une éducation qui m'a coûté fort cher. Sans doute encore, avec cette éducation, il eût pu embrasser une carrière plus brillante. Fonctionnaire, il ne s'enrichira pas, mais il est certain de vivre. Il aura toujours du pain. Dans quatre ou cinq ans, il commencera à toucher 800 F de traitement; puis il s'élèvera par degrés jusqu'à 3 ou 4000 F. Après trente années de service, il aura droit à sa retraite. Son existence est donc assurée: c'est à lui de savoir la tenir dans une obscure modération, etc. »

La fixité a donc pour les hommes un attrait tout-puissant.

Et cependant, en considérant la nature de l'homme et de ses travaux, il semble que la fixité soit incompatible avec elle.

Quiconque se placera, par la pensée, au point de départ des sociétés humaines aura peine à comprendre comment une multitude d'hommes peuvent arriver à retirer du milieu social une quantité déterminée, assurée, constante de moyens d'existence. C'est encore là un de ces phénomènes qui ne nous frappent pas assez, précisément parce que nous les avons toujours sous les yeux. Voilà des fonctionnaires qui touchent des appointements fixes, des propriétaires qui savent d'avance leurs revenus, des rentiers qui peuvent calculer exactement leurs rentes, des ouvriers qui gagnent tous les jours le même salaire. Si l'on fait abstraction de la monnaie, qui n'intervient là que pour faciliter les appréciations et les échanges, on apercevra que ce qui est fixe, c'est la quantité de moyens d'existence, c'est la valeur des satisfactions reçues par ces diverses catégories de travailleurs. Or, je dis que cette fixité, qui peu à peu s'étend à tous les hommes, à tous les ordres de travaux, est un miracle de la civilisation, un effet prodigieux de cette société si sottement décriée de nos jours.

Car reportons-nous à un état social primitif; supposons que nous disions à un peuple chasseur, ou pêcheur, ou pasteur, ou guerrier, ou agriculteur: « À mesure que vous ferez des progrès, vous saurez de plus en plus d'avance quelle somme de jouissance vous sera assurée pour chaque année. » Ces braves gens ne pourraient nous croire. Ils nous répondraient: « Cela dépendra toujours de quelque chose qui échappe au calcul - l'inconstance des saisons, etc. » C'est qu'ils ne pourraient se faire une idée des efforts ingénieux au moyen desquels les hommes sont parvenus à établir une sorte d'assurance entre tous les lieux et tous les temps.

Or cette mutuelle assurance contre les chances de l'avenir est tout à fait subordonnée à un genre de science humaine que j'appellerai statistique expérimentale. Et cette statistique faisant des progrès indéfinis, puisqu'elle est fondée sur l'expérience, il s'ensuit que la fixité fait aussi des progrès indéfinis. Elle est favorisée par deux circonstances permanentes: 1° les hommes y aspirent; 2° ils acquièrent tous les jours les moyens de la réaliser.

Avant de montrer comment la fixité s'établit dans les transactions humaines, où l'on semble d'abord ne point s'en préoccuper, voyons comment elle résulte de cette transaction dont elle est spécialement l'objet. Le lecteur comprendra ainsi ce que j'entends par statistique expérimentale.

Des hommes ont chacun une maison. L'une vient à brûler, et voilà le propriétaire ruiné. Aussitôt l'alarme se répand chez tous les autres. Chacun se dit: « Autant pouvait m'en arriver. » Il n'y a donc rien de bien surprenant à ce que tous les propriétaires se réunissent et répartissent autant que possible les mauvaises chances, en fondant une assurance mutuelle contre l'incendie. Leur convention est très simple. En voici la formule: « Si la maison de l'un de nous brûle, les autres se cotiseront pour venir en aide à l'incendié. »

Par là, chaque propriétaire acquiert une double certitude: d'abord, qu'il prendra une petite part à tous les sinistres de cette espèce; ensuite, qu'il n'aura jamais à essuyer le malheur tout entier.

Au fond, et si l'on calcule sur un grand nombre d'années, on voit que le propriétaire fait, pour ainsi dire, un arrangement avec lui-même. Il économise de quoi réparer les sinistres qui le frappent.

Voilà l'association. C'est même à des arrangements de cette nature que les socialistes donnent exclusivement le nom d'association. Sitôt que la spéculation intervient, selon eux, l'association disparaît. Selon moi, elle se perfectionne, ainsi que nous allons le voir.

Ce qui a porté nos propriétaires à s'associer, à s'assurer mutuellement, c'est l'amour de la fixité, de la sécurité. Ils préfèrent des chances connues à des chances inconnues, une multitude de petits risques à un grand.

Leur but n'est pas cependant complètement atteint, et il est encore beaucoup d'aléatoire dans leur position. Chacun d'eux peut se dire: « Si les sinistres se multiplient, ma quote-part ne deviendra-t-elle pas insupportable ? En tout cas, j'aimerais bien à la connaître d'avance et à faire assurer par le même procédé mon mobilier, mes marchandises, etc. »

Il semble que ces inconvénients tiennent à la nature des choses et qu'il est impossible à l'homme de s'y soustraire.

On est tenté de croire, après chaque progrès, que tout est accompli. Comment, en effet, supprimer cet aléatoire dépendant de sinistres qui sont encore dans l'inconnu ?

Mais l'assurance mutuelle a développé au sein de la société une connaissance expérimentale, à savoir: la proportion, en moyenne annuelle, entre les valeurs perdues par sinistres et les valeurs assurées.

Sur quoi un entrepreneur ou une société, ayant fait tous ses calculs, se présente aux propriétaires et leur dit:

« En vous assurant mutuellement, vous avez voulu acheter votre tranquillité; et la quote-part indéterminée que vous réservez annuellement pour couvrir les sinistres est le prix que vous coûte un bien si précieux. Mais ce prix ne vous est jamais connu d'avance; d'un autre côté, votre tranquillité n'est point parfaite. Eh bien ! je viens vous proposer un autre procédé. Moyennant une prime annuelle fixe que vous me payerez, j'assume toutes vos chances de sinistres; je vous assure tous, et voici le capital qui vous garantit l'exécution de mes engagements. »

Les propriétaires se hâtent d'accepter, même alors que cette prime fixe coûterait un peu plus que le quantum moyen de l'assurance mutuelle; car ce qui leur importe le plus, ce n'est pas d'économiser quelques francs, c'est d'acquérir le repos, la tranquillité complète.

Ici les socialistes prétendent que l'association est détruite. J'affirme, moi, qu'elle est perfectionnée et sur la voie d'autres perfectionnements indéfinis.

Mais, disent les socialistes, voilà que les assurés n'ont plus aucun lien entre eux. Ils ne se voient plus, ils n'ont plus à s'entendre. Des intermédiaires parasites sont venus s'interposer au milieu d'eux, et la preuve que les propriétaires payent maintenant plus qu'il ne faut pour couvrir les sinistres, c'est que les assureurs réalisent de gros bénéfices.

Il est facile de répondre à cette critique.

D'abord, l'association existe sous une autre forme. La prime servie par les assurés est toujours le fonds qui réparera les sinistres. Les assurés ont trouvé le moyen de rester dans l'association sans s'en occuper. C'est là évidemment un avantage pour chacun d'eux, puisque le but poursuivi n'en est pas moins atteint; et la possibilité de rester dans l'association, tout en recouvrant l'indépendance des mouvements, le libre usage des facultés, est justement ce qui caractérise le progrès social.

Quant au profit des intermédiaires, il s'explique et se justifie parfaitement. Les assurés restent associés pour la réparation des sinistres. Mais une compagnie est intervenue, qui leur offre les avantages suivants: 1° elle ôte à leur position ce qu'il y restait d'aléatoire; 2° elle les dispense de tout soin, de tout travail à l'occasion des sinistres. Ce sont des services. Or, service pour service. La preuve que l'intervention de la compagnie est un service pourvu de valeur, c'est qu'il est librement accepté et payé. Les socialistes ne sont que ridicules quand ils déclament contre les intermédiaires. Est-ce que ces intermédiaires s'imposent par la force ? Est-ce que leur seul moyen de se faire accepter n'est pas de dire: Je vous coûterai quelque peine, mais je « vous en épargnerai davantage » ? Or, s'il en est ainsi, comment peut-on les appeler parasites, ou même intermédiaires ?

Enfin, je dis que l'association ainsi transformée est sur la voie de nouveaux progrès en tous sens.

En effet, les compagnies, qui espèrent des profits proportionnels à l'étendue de leurs affaires, poussent aux assurances. Elles ont pour cela des agents partout, elles font des crédits, elles imaginent mille combinaisons pour augmenter le nombre des assurés, c'est-à-dire des associés. Elles assurent une multitude de risques qui échappaient à la primitive mutualité. Bref, l'association s'étend progressivement sur un plus grand nombre d'hommes et de choses. À mesure que ce développement s'opère, il permet aux compagnies de baisser leurs prix; elles y sont même forcées par la concurrence. Et ici nous retrouvons la grande loi: le bien glisse sur le producteur pour aller s'attacher au consommateur.

Ce n'est pas tout. Les compagnies s'assurent entre elles par les réassurances, de telle sorte qu'au point de vue de la réparation des sinistres, qui est le fond du phénomène, mille associations diverses, établies en Angleterre, en France, en Allemagne, en Amérique, se fondent en une grande et unique association. Et quel est le résultat ? Si une maison vient à brûler à Bordeaux, Paris, ou partout ailleurs - les propriétaires de l'univers entier, anglais, belges, hambourgeois, espagnols, tiennent leur cotisation disponible et sont prêts à réparer le sinistre.

Voilà un exemple du degré de puissance, d'universalité, de perfection où peut parvenir l'association libre et volontaire. Mais, pour cela, il faut qu'on lui laisse la liberté de choisir ses procédés. Or qu'est-il arrivé quand les socialistes, ces grands partisans de l'association, ont eu le pouvoir ? Ils n'ont rien eu de plus pressé que de menacer l'association, quelque forme qu'elle affecte, et notamment l'association des assurances. Et pourquoi ? Précisément parce que pour s'universaliser elle emploie ce procédé qui permet à chacun de ses membres de rester dans l'indépendance. Tant ces malheureux socialistes comprennent peu le mécanisme social ! Les premiers vagissements, les premiers tâtonnements de la société, les formes primitives et presque sauvages d'association, voilà le point auquel ils veulent nous ramener. Tout progrès, ils le suppriment sous prétexte qu'il s'écarte de ces formes.

Nous allons voir que c'est par suite des mêmes préventions, de la même ignorance, qu'ils déclament sans cesse, soit contre l'intérêt, soit contre le salaire, formes fixes et par conséquent très perfectionnées de la rémunération qui revient au capital et au travail.

Le salariat a été particulièrement en butte aux coups des socialistes. Peu s'en faut qu'ils ne l'aient signalé comme une forme à peine adoucie de l'esclavage ou du servage. En tout cas, ils y ont vu une convention abusive et léonine, qui n'a de la liberté que l'apparence, une oppression du faible par le fort, une tyrannie exercée par le capital sur le travail.

Éternellement en lutte sur les institutions à fonder, ils montrent dans leur commune haine des institutions existantes, et notamment du salariat, une touchante unanimité; car s'ils ne peuvent se mettre d'accord sur l'ordre social de leur préférence, il faut leur rendre cette justice qu'ils s'entendent toujours pour déconsidérer, décrier, calomnier, haïr et faire haïr ce qui est. J'en ai dit ailleurs la raison.

Malheureusement, tout ne s'est point passé dans le domaine de la discussion philosophique; et la propagande socialiste, secondée par une presse ignorante et lâche, qui, sans s'avouer socialiste, n'en cherchait pas moins la popularité dans des déclamations à la mode, est parvenue à faire pénétrer la haine du salariat dans la classe même des salariés. Les ouvriers se sont dégoûtés de cette forme de rémunération. Elle leur a paru injuste, humiliante, odieuse. Ils ont cru qu'elle les frappait du sceau de la servitude. Ils ont voulu participer selon d'autres procédés à la répartition de la richesse. De là à s'engouer des plus folles utopies, il n'y avait qu'un pas, et ce pas a été franchi. À la Révolution de Février, la grande préoccupation des ouvriers a été de se débarrasser du salaire. Sur le moyen, ils ont consulté leurs dieux; mais quand leurs dieux ne sont pas restés muets, ils n'ont, selon l'usage, rendu que d'obscurs oracles, dans lesquels on entendait dominer le grand mot association, comme si association et salaire étaient incompatibles. Alors, les ouvriers ont voulu essayer toutes les formes de cette association libératrice, et, pour lui donner plus d'attraits, ils se sont plu à la parer de tous les charmes de la Solidarité, à lui attribuer tous les mérites de la Fraternité. Un moment, on aurait pu croire que le cœur humain lui-même allait subir une grande transformation et secouer le joug de l'intérêt pour n'admettre que le principe du dévouement. Singulière contradiction ! On espérait recueillir dans l'association tout à la fois la gloire du sacrifice et des profits inconnus jusque-là. On courait à la fortune, et on sollicitait, on se décernait à soi-même les applaudissements dus au martyre. Il semble que ces ouvriers égarés, sur le point d'être entraînés dans une carrière d'injustice, sentaient le besoin de se faire illusion, de glorifier les procédés de spoliation qu'ils tenaient de leurs apôtres, et de les placer couverts d'un voile dans le sanctuaire d'une révélation nouvelle. Jamais peut-être tant d'aussi dangereuses erreurs, tant d'aussi grossières contradictions n'avaient pénétré aussi avant dans l'esprit humain.

La suite de ce texte est disponible dans le texte intégral de ce chapitre, tel que numérisé par JM Leloup. Un extrait de cette suite a été selectionné par le GIE SML, pour la description trop exacte qu'elle donnait des dangers de la Sécurité Sociale...

Frédéric Bastiat (1801-1850)

Mis en HTML et annoté par Faré Rideau pour Bastiat.org.
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