Le petit manuel du consommateur ou de tout le monde

Frédéric Bastiat

http://bastiat.org/

Ébauche inédite, 1847.

Consommer, — Consommateur, — Consommation, — vilains mots qui représentent les hommes comme des coureurs d’estaminet, sans cesse en face de la demi-tasse et du petit verre.

Mais l’économie politique est bien forcée de s’en servir. (Je parle des trois mots et non du petit verre.) Elle n’ose en faire d’autres, ayant trouvé ceux-là tout faits.

Disons pourtant ce qu’ils signifient. Le travail, celui de la tête comme celui du bras, a pour fin de satisfaire un de nos besoins ou de nos désirs. Il y a donc deux termes dans l’évolution économique : la peine et la récompense. Celle-ci est le produit de celle-là. Prendre la peine, c’est produire ; jouir de la récompense, c’est consommer.

On peut donc consommer l’œuvre de l’intelligence comme l’œuvre des bras, — un drame, un livre, une leçon, un tableau, une statue, un sermon, comme du blé, des meubles, des vêtements ; — par les yeux, par les oreilles, par l’intelligence, par le cœur, comme par la bouche et par l’estomac. En ce cas, le mot consommer est bien étroit, bien vulgaire, bien impropre, bien bizarre, — j’en conviens. Mais je n’en sais pas d’autre ; et tout ce que je puis faire, c’est de répéter que j’entends par là — jouir de la récompense d’un travail.

 

Il n’est aucune échelle métrique, barométrique ou dynamométrique qui puisse donner la mesure normale de la peine et de la récompense ; et il n’y en aura jamais jusqu’à ce qu’on ait trouvé le moyen de toiser une répugnance et de pondérer un désir.

Chacun y est pour soi. La récompense et la charge de l’effort me regardant, c’est à moi de les comparer et de voir si l’une vaut l’autre. À cet égard, la contrainte serait d’autant plus absurde qu’il n’y a pas deux hommes sur la terre qui fassent, dans tous les cas, la même appréciation.

Le troc ne change pas la nature des choses. Règle générale : c’est à celui qui veut la récompense à prendre la peine. S’il veut la récompense de la peine d’autrui, il doit céder en retour la récompense de sa propre peine. Alors il compare la vivacité d’un désir avec la peine qu’il se donnerait pour le satisfaire et dit : Qui veut prendre cette peine pour moi ? j’en prendrai une autre pour lui.

Et comme chacun est seul juge du désir qu’il éprouve, de l’effort qu’on lui demande, le caractère essentiel de ces transactions c’est la liberté.

Quand la liberté en est bannie, soyez sûr que l’une des parties contractantes est soumise à une peine trop grande ou reçoit une récompense trop petite.

De plus, l’action de contraindre son semblable est elle même un effort, et la résistance à cette action un autre effort, lesquels sont entièrement perdus pour l’humanité.

 

Il ne faut pas perdre de vue qu’il n’y a pas une proportion uniforme et immuable entre un effort et sa récompense. L’effort nécessaire pour avoir du blé est moins grand en Sicile qu’au sommet du mont Blanc ; l’effort nécessaire pour obtenir du sucre est moins grand sous les tropiques qu’au Kamtchatka. La bonne distribution du travail, sur les lieux où il est le mieux secondé par la nature, et la perfectibilité de l’intelligence humaine, tendent à diminuer sans cesse la proportion de l’effort à la récompense.

Puisque l’effort est le moyen, le côté onéreux de l’opération, et que la récompense en est le but, la fin et le fruit ; et puisque, d’un autre côté, il n’y a pas une proportion invariable entre ces deux choses, il est bien clair que, pour savoir si une nation est riche, ce n’est pas l’effort qu’il faut regarder, mais le résultat. Le plus ou moins d’efforts ne nous apprend rien. Le plus ou moins de besoins et de désirs satisfaits nous dit tout. C’est ce que les économistes entendent par ces mots, qu’on a si étrangement commentés : « L’intérêt du consommateur ou plutôt de la consommation est l’intérêt général. » Le progrès des satisfactions d’un peuple, c’est évidemment le progrès de ce peuple lui-même. Il n’en est pas nécessairement ainsi du progrès de ses efforts.

Ceci n’est pas une observation oiseuse ; car il est des temps et des pays où l’on a pris, pour pierre de touche du progrès, l’accroissement de l’effort en durée et en intensité. Et qu’est-il arrivé ? La législation s’est appliquée à diminuer le rapport de la récompense à la peine, afin que, poussés par la vivacité des désirs et le cri des besoins, les hommes accrussent incessamment leurs efforts.

 

Si un ange, un être infaillible, était envoyé pour gouverner la terre, il pourrait dire à chacun comment on doit s’y prendre pour que tout effort soit suivi de la plus grande récompense possible. Cela n’étant pas, il faut se confier à la liberté.

Nous avons déjà dit que la liberté était de toute justice. De plus, elle tend fortement au résultat cherché : obtenir de tout effort la plus grande récompense ou, pour ne pas perdre de vue notre sujet spécial, la plus grande consommation possible.

En effet, sous un régime libre, chacun est non-seulement porté mais contraint à tirer le meilleur parti de ses peines, de ses facultés, de ses capitaux et des avantages naturels qui sont à sa disposition.

Il y est contraint par la concurrence. Si je m’avisais d’extraire le fer du minerai qui se trouve à Montmartre, j’aurais un grand effort à accomplir pour une bien petite récompense. Si je voulais ce fer pour moi-même, je m’apercevrais bientôt que j’en aurais davantage par l’échange, en donnant une autre direction à mon travail. Et si je voulais échanger mon fer, je verrais encore plus vite que, bien qu’il m’ait coûté de grands efforts, on ne veut m’en céder que de très-légers à la place.

Ce qui nous pousse tous à diminuer la proportion de l’effort au résultat, c’est notre intérêt personnel. Mais, chose étrange et admirable ! il y a, dans le libre jeu du mécanisme social, quelque chose qui, à cet égard, nous fait marcher de déception en déception et déjoue nos calculs ; mais au profit de l’humanité.

En sorte qu’il est rigoureusement exact de dire que les autres profitent plus que nous de nos propres progrès. Heureusement il y a compensation, et nous profitons infailliblement des progrès d’autrui.

Ceci mérite d’être brièvement expliqué.

Prenez les choses comme vous voudrez, par le haut ou le bas, mais suivez-les attentivement et vous reconnaîtrez toujours ceci :

Que les avantages qui favorisent le producteur et les inconvénients qui le gênent ne font que glisser sur lui, sans pouvoir s’y arrêter. À la longue, ils se traduisent en avantages ou en inconvénients pour le consommateur, qui est le public. Ils se résument en un accroissement ou une diminution des jouissances générales. Je ne veux pas disserter ici, cela viendra plus tard peut-être. Procédons par voie d’exemples.

Je suis menuisier et fais des planches à coups de hache. On me les paye 4 fr. la pièce, car il me faut un jour pour en faire une. — Désirant améliorer mon sort, je cherche un moyen plus expéditif, et j’ai le bonheur d’inventer la scie. Me voilà faisant 20 planches par jour et gagnant 80 fr. — Oui, mais ce gros profit attire l’attention. Chacun veut avoir une scie ; et bientôt on ne me donne plus que 4 fr. pour la façon de 20 planches. — Le consommateur économise les 19/20 de sa dépense, tandis qu’il ne me reste plus que l’avantage d’avoir, comme lui, des planches avec moins de peine quand j’en ai besoin.

Autre exemple, en sens inverse.

On met sur le vin un impôt énorme, perçu à la récolte. C’est une avance exigée du producteur, dont il s’efforce d’obtenir le remboursement du consommateur. La lutte sera longue, la souffrance longtemps partagée. Le vigneron sera réduit peut-être à arracher sa vigne. La valeur de sa terre décroîtra. Il la vendra un jour à perte ; et alors, le nouvel acquéreur, ayant fait entrer l’impôt dans ses calculs, n’aura pas à se plaindre. — Je ne nie pas tous les maux infligés au producteur, pas plus que les avantages momentanément recueillis par lui dans l’exemple précédent. Mais je dis qu’à la longue l’impôt se confond avec les frais de production ; et il faut que le consommateur les rembourse tous, celui-là comme les autres. Au bout d’un siècle, deux siècles peut-être, l’industrie de la vigne se sera arrangée là-dessus ; on aura arraché, aliéné, souffert dans les vignobles, et finalement le consommateur supportera l’impôt.

Pour le dire en passant, ceci prouve que si l’on nous demande quel est l’impôt le moins onéreux, il faut répondre : le plus ancien, celui qui a donné le temps aux inconvénients et dérangements de parcourir tout leur cycle funeste.

De tout ce qui précède, il résulte que le consommateur recueille à la longue tous les avantages d’une bonne législation comme tous les inconvénients d’une mauvaise ; ce qui ne veut pas dire autre chose, si ce n’est que les bonnes lois se traduisent en accroissement, et les mauvaises en diminution de jouissances pour le public. Voilà pourquoi le consommateur, qui est le public, doit avoir l’œil alerte et l’esprit avisé ; et voilà aussi pourquoi je m’adresse à lui.

Malheureusement, le consommateur est d’une bonhomie désespérante, et cela s’explique. Comme les maux ne lui arrivent qu’à la longue et par cascades, il lui faudrait beaucoup de prévoyance. Le producteur, au contraire, reçoit le premier choc ; il est toujours sur le qui-vive.

 

L’homme, en tant que producteur, est chargé de la partie onéreuse de l’évolution économique, de l’effort. C’est comme consommateur qu’il recueille la récompense.

On a dit que le producteur et le consommateur ne font qu’un.

Si l’on considère un produit isolé, il n’est certainement pas vrai que le producteur et le consommateur ne font qu’un ; et l’on peut avoir souvent le spectacle de l’un exploitant l’autre.

Si l’on généralise, l’axiome est parfaitement exact, et c’est en cela que consiste l’immense déception qui se rencontre au bout de toute injustice, de toute atteinte à la liberté ; le producteur, en voulant rançonner le consommateur, se rançonne lui-même.

Il est des gens qui croient qu’il y a compensation. Non, il n’y a pas compensation : d’abord, parce qu’aucune loi ne peut faire à chacun une part égale d’injustice, ensuite, parce que dans l’opération de l’injustice il y a toujours une déperdition de jouissances, surtout lorsque cette injustice consiste, comme dans le régime restrictif, à déplacer le travail et les capitaux, à diminuer la récompense générale sous prétexte d’accroître le travail général.

En résumé, avez-vous deux lois, deux systèmes à comparer, si vous consultez l’intéret du producteur, vous pouvez faire fausse route ; si vous consultez l’intérêt du consommateur, vous ne le pouvez pas. Il n’est pas toujours bon d’accroître la généralité des efforts ; il n’est jamais mauvais d’accroître la généralité des satisfactions…

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