Liberté, égalité [1]

Frédéric Bastiat

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Ébauche datant des premiers mois de 1850,
insérée dans les Œuvres complètes comme complément à la brochure Baccalauréat et socialisme.

Les mots ont leurs changeantes destinées comme les hommes. En voici deux que tour à tour l’humanité divinise ou maudit, — de telle sorte qu’il est bien difficile à la philosophie d’en parler de sang-froid. — Il fut un temps où celui-là eût risqué sa tête qui aurait osé examiner les syllabes sacrées, car l’examen suppose un doute ou la possibilité d’un doute. Aujourd’hui, au contraire, il n’est pas prudent de les prononcer en certain lieu, et ce lieu est celui d’où sortent les lois qui dirigent la France ! — Grâce au ciel, je n’ai à m’occuper ici de la Liberté et de l’Égalité qu’au point de vue économique. Par ce motif, j’espère que le titre de ce chapitre n’affectera pas d’une manière trop douloureuse les nerfs du lecteur.

Mais comment se fait-il que le mot Liberté fasse quelquefois palpiter tous les cœurs, enflamme l’enthousiasme des peuples et soit le signal des actions les plus héroïques, tandis que, dans d’autres circonstances, il semble ne s’échapper du rauque gosier populaire que pour répandre partout le découragement et l’effroi ? Sans doute il n’a pas toujours le même sens et ne réveille pas la même idée.

Je ne puis m’empêcher de croire que notre éducation toute romaine entre pour beaucoup dans cette anomalie…..

Pendant de longues années le mot Liberté frappe nos jeunes organes, portant avec lui un sens qui ne peut s’ajuster aux mœurs modernes. Nous en faisons le synonyme de suprématie nationale au dehors, et d’une certaine équité, au dedans, pour le partage du butin conquis. Ce partage était en effet, entre le peuple romain et le sénat, le grand sujet des dissentions, au récit desquelles nos jeunes âmes prennent toujours parti pour le peuple. C’est ainsi que luttes du Forum et liberté finissent par former dans notre esprit une association d’idées indestructible. Être libre, c’est lutter ; la région de la liberté, c’est la région des orages…

Ne nous tardait-il pas de quitter le collége pour aller tonner dans les places publiques contre le barbare étranger et l’avide patricien ?

Comment la liberté ainsi comprise peut-elle manquer d’être tour à tour un objet d’enthousiasme ou d’effroi pour une population laborieuse ?…

Les peuples ont été et sont encore tellement opprimés, qu’ils n’ont pu et ne peuvent conquérir la liberté que par la lutte. Ils s’y résignent quand ils sentent vivement l’oppression, et ils entourent les défenseurs de la liberté de leurs hommages et de leur reconnaissance. Mais la lutte est souvent longue, sanglante, mêlée de triomphes et de revers ; elle peut engendrer des fléaux pires que l’oppression… Alors le peuple, fatigué du combat, sent le besoin de reprendre haleine. Il se tourne contre les hommes qui exigent de lui des sacrifices au-dessus de ses forces, et se prend à redouter le mot magique au nom duquel on le prive de sécurité et même de liberté…

Quoique la lutte soit nécessaire pour conquérir la liberté, n’oublions pas que la liberté n’est pas la lutte, pas plus que le port n’est la manœuvre. Les écrivains, les politiques, les discoureurs imbus de l’idée romaine font cette confusion. Les masses ne la font pas. Lutter pour lutter leur répugne, et c’est en cela qu’elles justifient le mot profond : Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que les gens d’esprit, ce quelqu’un, c’est tout le monde

Un fonds commun d’idées rattache les uns aux autres les mots Liberté, égalité, propriété, sécurité.

Liberté, qui a pour étymologie poids, balance, implique l’idée de justice, d’égalité, d’harmonie, d’équilibre — ce qui exclut la lutte, ce qui est justement l’inverse de l’interprétation romaine.

D’un autre côté, liberté c’est propriété généralisée. Mes facultés m’appartiennent-elles si je ne suis pas libre d’en faire usage, et l’esclavage n’est-il pas la négation la plus complète de la propriété comme de la liberté ?

Enfin, liberté c’est sécurité, car sécurité c’est encore propriété garantie non-seulement dans le présent mais dans l’avenir…

Puisque les Romains, j’insiste là-dessus, vivaient de butin et chérissaient la liberté ; — puisqu’ils avaient des esclaves et chérissaient la liberté, — il est bien évident que l’idée de liberté n’était pour eux nullement incompatible avec les idées de vol et d’esclavage. — Donc il doit en être de même de toutes nos générations collégiennes, et ce sont celles qui régentent le monde. Dans leur esprit la propriété du produit des facultés, ou la propriété des facultés elles-mêmes n’a rien de commun avec la liberté, est un bien infiniment moins précieux. Aussi les atteintes théoriques à la propriété ne les émeuvent guère. Loin de là, pour peu que les lois y procèdent avec une certaine symétrie et dans un but en apparence philanthropique, cette sorte de communisme les charme…

Il ne faut pas croire que ces idées disparaissent quand le premier feu de la jeunesse est éteint, quand on s’est passé la fantaisie de troubler, à la manière des tribuns romains, le repos de la cité ; quand on a eu le bonheur de prendre part à quatre ou cinq insurrections, et qu’on a fini par choisir un état, travailler et acquérir de la propriété. — Non, ces idées ne passent pas. Sans doute on tient à sa propriété, on la défend avec énergie ; mais on fait peu de cas de la propriété d’autrui… Qu’il s’agisse de la violer, pourvu que ce soit par l’intervention de la loi, on n’en a pas le moindre scrupule… — Notre préoccupation à tous est de courtiser la loi, de tâcher de nous mettre dans ses bonnes grâces ; et, si elle a pour nous un sourire, vite nous lui demandons de violer à notre profit la propriété ou la liberté d’autrui… Cela se fait avec une naïveté charmante non-seulement par ceux qui s’avouent communistes ou communautaires, mais encore par ceux qui se proclament fanatiques de la propriété, par ceux que le seul mot de communisme met en fureur, par des courtiers, des fabricants, des armateurs, et même par les propriétaires par excellence, les propriétaires fonciers…

[1]: Dans les premiers mois de 1850, l’auteur, qui travaillait au second volume des Harmonies, commençait pour ce volume un chapitre intitulé Liberté, Égalité. Il renonça bientôt à lui donner cette destination et ne l’acheva point. Nous reproduisons ici ce fragment qui rentre dans l’idée de l’opuscule qu’on vient de lire. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

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