Recension d'écrits de Frédéric Bastiat
François Guillaumat

Frédéric Bastiat: Propriété et loi suivi de L'État, Éditions de l'Institut Économique de Paris, 1983

Frédéric Bastiat, outre une carrière littéraire trop brève, avait un autre grave défaut: il prenait la logique au sérieux; il s'était donc rendu compte que les principes de l'économie politique sont absolument simples. Il avait d'abord cru une fois qu'il les avait comprises, que les autres s'en laisseraient facilement convaincre: c'était une erreur grave, et il avait dû déchanter.

« Mon Dieu! comme il est difficile, en Économie politique, » disait-il en 1849 après avoir été élu député, « de prouver que deux et deux font quatre... et quand vous avez prouvé cela, on vous dit: "c'est tellement évident que c'en est ennuyeux". Et puis, on vote comme si vous n'aviez rien prouvé ».

Frédéric Bastiat commit alors la faute de sa vie: en plus d'être simple et clair, irréfutable sur la quasi-totalité des sujets (c'était un logicien correctement formé), il se mit à écrire ses argumentaires sur le mode plaisant; c'est ce qui devait le faire passer à jamais pour un plaisantin aux yeux des « savants ». Schumpeter, entre autres ministre socialiste et banquier failli, le traite de « journaliste » dans son Histoire de l'analyse économique; quant à Gide et Rist, ils le sermonnent avec hauteur parce qu'il pensait avoir réfuté Ricardo à propos de la rente du sol.

N'en déplaise à ces duettistes, c'est pourtant bel et bien ce qu'il avait fait dans ses Harmonies économiques: Non content de prouver que l'interprétation ricardienne de la rente est absurde, il avait exposé sa nature — un procès fait aux lois de la réalité — et compris qu'elle empoisonnerait les relations sociales pendant des décennies. Dès 1850, il prédit qu'on s'en servira pour dénoncer d'autres exploitations également imaginaires: et dix-sept ans avant la parution du tome 1 du Capital, il anticipe et réfute implicitement, de manière concluante quoique incomplète, la théorie marxiste de la plus-value.

Appliquant spontanément la logique des choix à ceux des hommes de l'État, Bastiat est aussi le précurseur de la théorie des choix publics. Quant à sa théorie de la valeur, elle montre bien l'essentiel: que la valeur ne se confond pas avec la seule capacité à rendre des services. Elle est aussi conscience de la rareté, et si les hommes de l'État peuvent donner à certains l'illusion de produire, c'est parce qu'ils augmentent la valeur des choses en détruisant la disponibilité de leurs substituts.

Dans Propriété et loi et L'État, Frédéric Bastiat avance deux idées que seuls ceux qui ont vraiment compris le laissez-faire ont intégrées à leur pensée:

La première idée est que le Droit (c'est-à-dire la justice) se définit indépendamment de la société politique, voire contre elle. Qu'il découle de la nature de l'homme, notamment celle de son esprit et de ses rapports avec la production dont celui-ci est la seule source. Quelle que soit la forme de l'organisation sociale, quoiqu'en puissent penser ses dirigeants, et quels qu'ils soient, la propriété ne résulte pas indirectement de la loi mais directement de l'autonomie de la volonté qui a produit et échangé. Ayn Rand et Rothbard ont développé ce thème dans leurs écrits, et il est remarquable que nombre de débats actuels en philosophie politique fassent encore comme si on n'avait toujours pas établi le concept de propriété naturelle.

L'autre idée essentielle sera notamment développée par von Mises, qui dénonçait le mythe de l'« État-Père Noël » et par Rothbard, pourfendeur des sophismes étatistes parmi les économistes: c'est l'idée — évidente en soi — que les hommes de l'État, se caractérisant par l'usage impuni de la violence, ne produisent rien en eux-mêmes et ne peuvent que détruire, par la force des choses. Ils ne peuvent donc enrichir les uns qu'en prenant aux autres, destruction et usurpation en sus. L'idée que l'État en tant que tel peut faire des cadeaux à la société, ou — ce qui revient au même — contribuer si peu que ce soit à l'efficacité productive par ses interventions, est une illusion dangereuse, aussi bien pour la Raison que pour la concorde politique. Il faudra développer plus avant la théorie de l'illusion fiscale, qui expose comment les agressions destructrices: impôts-subventions et réglementations, commises par les hommes de l'État suscitent en elles-mêmes certaines erreurs de perception qui les font passer pour productives.

On peut donc dire finalement que celui qui n'a pas intégralement compris les évidences énoncées dans Propriété et loi et L'État, qui n'en a pas tiré toutes les conséquences pour sa propre pensée risque bien de se fourvoyer quand il réfléchit à l'organisation sociale.

Compte-rendu écrit par François Guillaumat vers 1989, déterré et corrigé en 2004.

NB: On trouvera ce texte de François Guillaumat et d'autres encore, sans parler de nombreux textes passionnants par d'autres auteurs sur le site de Marc Grunert.

Bastiat.orgLe Libéralisme, le vraiUn site par François-René Rideau