De la valeur

Frédéric Bastiat

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Extrait du chapitre V des « Harmonies Économiques »

Le diamant joue un grand rôle dans les livres des économistes. Il s'en servent pont élucider les lois de la valeur ou pour signaler les prétendues perturbations de ces lois. C'est une arme brillante avec laquelle toutes les écoles se combattent. L'école anglaise dit-elle: « La valeur est dans le travail », l'école française lui montre un diamant: « Voilà, dit-elle, un produit qui n'exige aucun travail et renferme une valeur immense. » L'école française affirme-t-elle que la valeur est dans l'utilité, aussitôt l'école anglaise met en opposition le diamant avec l'air, la lumière et l'eau. « L'air est fort utile, dit-elle, et n'a pas de valeur; le diamant n'a qu'une utilité fort contestable, et vaut plus que toute l'atmosphère. » Et le lecteur de dire comme Henri IV: ils ont, ma foi, tous deux raison. Enfin, on finit par s'accorder dans cette erreur, qui surpasse les deux autres: Il faut avouer que Dieu met de la valeur dans ses œuvres et qu'elle est matérielle.

Ces anomalies s'évanouissent, ce me semble, devant ma simple définition, qui est confirmée plutôt qu'infirmée par l'exemple en question.

Je me promène au bord de la mer. Un heureux hasard me fait mettre la main sur un superbe diamant. Me voilà en possession d'une grande valeur. Pourquoi ? Est-ce que je vais répandre un grand bien dans l'humanité ? Serait-ce que je me sois limé à un long et rude travail ? Ni l'un ni l'autre. Pourquoi donc ce diamant a-t-il tant de valeur ? C'est sans doute que celui à qui je le cède estime que je lui rends un grand service, d'autant plus grand que beaucoup de gens riches le recherchent et que moi seul puis le rendre. Les motifs de son jugement sont controversables, soit. Ils naissent de la vanité, de l'orgueil, soit encore. Mais ce jugement existe dans la tête d'un homme disposé à agir en conséquence, et cela suffit.

Bien loin qu'ici ce jugement soit fondé sur une raisonnable appréciation de l'utilité, on pourrait dire que c'est tout le contraire. Montrer qu'elle sait faire de grands sacrifices pour l'inutile, c'est précisément le but que se propose l'ostentation.

Bien loin que la Valeur ait ici une proportion nécessaire avec le travail accompli par celui qui rend le service, on peut dite qu'elle est plutôt proportionnelle au travail épargné à celui qui le reçoit; c'est du reste la loi des valeurs, loi générale et qui n'a pas été, que je sache, observée par les théoriciens, quoiqu'elle gouverne la pratique universelle. Nous dirons plus tard par quel admirable mécanisme la Valeur tend à se proportionner au travail quand il est libre; mais il n'en est pas moins vrai qu'elle a son principe moins dans l'effort accompli par celui qui sert que dans l'effort épargné à celui qui est servi.

En effet, la transaction relative à notre pierre précieuse suppose le dialogue suivant:

Il résulte de ce dialogue que la Valeur, que nous avons vu n'être ni dans l'eau ni dans l'air, n'est pas davantage dans le diamant; elle est tout entière dans les services rendus et reçus à l'occasion de ces choses, et déterminée par le libre débat des contractants.

Prenez la collection des économistes; lisez, comparez toutes les définitions. S'il y en a une qui aille à l'air et au diamant, à deux cas en apparence si opposés, jetez ce livre au feu. Mais si la mienne, toute simple qu'elle est, résout la difficulté ou plutôt la fait disparaître, lecteur, en bonne conscience, vous êtes tenu d'aller jusqu'au bout; car ce ne peut être en vain qu'une bonne étiquette est placée à l'entrée de la science.

Qu'il me soit permis de multiplier ces exemples, tant pour élucider ma pensée que pour familiariser le lecteur avec une définition nouvelle. En le montrant sous tous ses aspects, cet exercice sur le principe prépare d'ailleurs la voie à l'intelligence des conséquences, qui seront, j'ose l'annoncer, aussi importantes qu'inattendues.

Parmi les besoins auxquels nous assujettit notre constitution physique, se trouve celui de l'alimentation; et un des objets les plus propres à le satisfaite, c'est le Pain.

Naturellement, comme le besoin de manger est en moi, je devrais faire toutes les opérations relatives à la production de la quantité de pain qui m'est nécessaire. Je puis d'autant moins exiger de mes frères qu'ils me rendent gratuitement ce service, qu'ils sont eux-mêmes soumis au même besoin et condamnés au même effort.

Si je faisais moi-même mon pain, j'aurais à me livrer à un travail infiniment plus compliqué, mais tout à fait analogue à celui que m'impose la nécessité d'aller chercher l'eau à la source. En effet, les éléments du pain existent partout dans la nature. Selon la judicieuse observation de J. B. Say, il n'y a ni nécessité ni possibilité pour l'homme de rien créer. Gaz, sels, électricité, force végétale, tout cela existe; il s'agit pour moi de réunir, aider, combiner, transporter, en me servant de ce grand laboratoire qu'on nomme la terre, et dans lequel s'accomplissent des mystères dont à peine la science humaine a soulevé le voile. Si l'ensemble des opérations auxquelles je me livre, à la poursuite de mon but, est fort compliqué, chacune d'elles, prise isolément, est aussi simple que l'action d'aller puiser à la fontaine l'eau que la nature y a mise. Chacun de mes efforts n'est donc autre chose qu'un service que je me rends à moi-même; et si, par convention librement débattue, il arrive que d'autres personnes m'épargnent quelques-uns ou la totalité de ces efforts, ce sont autant de services que je reçois. L'ensemble de ces services, comparés à ceux que je rends en retour, constitue la valeur du Pain et la détermine.

Un intermédiaire commode est survenu pour faciliter cet échange de services, et même pour en mesurer l'importance relative: c'est la monnaie. Mais le fond des choses reste le même, comme la transmission des forces est soumise à la même loi, qu'elle s'opère par un ou plusieurs engrenages.

Cela est si vrai que, lorsque le Pain vaut quatre sous, par exemple, si un bon teneur de livres voulait décomposer cette valeur, il parviendrait à retrouver, à travers des transactions fort multipliées sans doute, tous ceux dont les services ont concouru à la former, tous ceux qui ont épargné une peine à celui qui, en définitive, paye parce qu'il consommera. Il trouvera d'abord le boulanger, qui en retient un vingtième, et sur ce vingtième rémunère le maçon qui a bâti son four, le bûcheron qui a préparé ses fagots, etc.; viendra ensuite le meunier, qui recevra non seulement la récompense de son propre travail, mais de quoi rembourser le carrier qui a fait la meule, le terrassier qui a élevé les digues, etc. D'autres parties de la valeur totale iront au batteur en grange, au moissonneur, au laboureur, au semeur, jusqu'à ce que compte soit rendu de la dernière obole. Il n'y en a pas une, une seule, qui ira rémunérer Dieu ou la nature. Une telle supposition est absurde par elle-même, et cependant elle est impliquée rigoureusement dans la théorie des économistes qui attribuent à la matière ou aux forces naturelles une part quelconque dans la valeur du produit. Non, encore ici, ce qui vaut, ce n'est pas le Pain, c'est la série des services par lesquels il est mis à ma portée.

Il est bien vrai que, parmi les parties élémentaires de la valeur du pain, notre teneur de livres en rencontrera une qu'il aura peine à rattacher à un service, du moins à un service exigeant un effort. Il trouvera que sur ces 20 cent., il y en a un ou deux qui sont la part du propriétaire du sol, de celui qui détient le laboratoire. Cette petite portion de la valeur du pain constitue ce qu'on nomme la rente de la terre; et, trompé par la locution, par cette métonymie que nous retrouvons encore ici, notre comptable sera peut-être tenté de croire que cette part est afférente à des agents naturels, au sol lui-même.

Je soutiens que, s'il est habile, il découvrira que c'est encore le prix de services très réels de même nature que tous les autres. C'est ce qui sera démontré avec la dernière évidence quand nous traiterons de la Propriété foncière. Pour le moment, je ferai remarquer que je ne m'occupe pas ici de la propriété, mais de la valeur. Je ne recherche pas si tous les services sont réels, légitimes, et si des hommes sont parvenus à se faire payer pour des services qu'ils ne rendent pas. Eh ! mon Dieu ! le monde est plein de telles injustices, parmi lesquelles ne doit pas figurer la rente.

Tout ce que j'ai à démontrer ici, c'est que la prétendue Valeur des choses n'est que la Valeur des services, réels ou imaginaires, reçus et rendus à leur occasion; qu'elle n'est pas dans les choses mêmes, pas plus dans le pain que dans le diamant, ou dans l'eau ou dans l'air; qu'aucune part de rémunération ne va à la nature; qu'elle se distribue tout entière, par le consommateur définitif, entre des hommes, et qu'elle ne peut leur être par lui accordée que parce qu'ils lui ont rendu des services, sauf le cas de fraude ou de violence.

Deux hommes jugent que la glace est une bonne chose en été, et la houille une meilleure chose en hiver. Elles répondent à deux de nos besoins: l'une nous rafraîchit, l'autre nous réchauffe. Ne nous lassons pas de faire remarquer que l'Utilité de ces corps consiste en certaines propriétés matérielles, qui sont en rapport de convenance avec nos organes matériels. Remarquons en outre que, parmi ces propriétés, que la physique et la chimie pourraient énumérer, ne se trouve pas la valeur, ni rien de semblable. Comment donc est-on arrivé à penser que la Valeur était dans la matière et matérielle ?

Si nos deux personnages se veulent satisfaire sans se concerter, chacun d'eux travaillera à faire sa double provision. S'ils s'entendent, l'un ira chercher de la houille pour deux dans la mine, l'autre de la glace pour deux dans la montagne. Mais, en ce cas, il y aura lieu à convention. Il faudra bien régler le rapport des deux services échangés. On tiendra compte de toutes les circonstances: difficultés à vaincre, dangers à braver, temps à perdre, peine à prendre, habileté à déployer, chances à courir, possibilité de se satisfaire d'une autre façon, etc. Quand on sera d'accord, l'économiste dira: Les deux services échangés se valent; la langue vulgaire, par métonymie: Telle quantité de houille vaut telle quantité de glace, comme si la valeur avait matériellement passé dans les corps. Mais il est aisé de reconnaître que si la locution vulgaire suffit pour exprimer les résultats, l'expression scientifique révèle seule la vérité des causes.

Au lieu de deux services et deux personnes, la convention peut en embrasser un grand nombre, substituant l'Échange composé au Troc simple. En ce cas, la monnaie interviendra pour faciliter l'exécution. Ai-je besoin de dire que le principe de la Valeur n'en sera ni déplacé ni changé ?

Mais je dois ajouter une observation à propos de la houille. Il se peut qu'il n'y ait qu'une mine dans le pays, et qu'un homme s'en soit emparé. Si cela est, cet homme fera la loi, c'est-à-dire qu'il mettra à haut prix ses services ou ses prétendus services.

Nous n'en sommes pas encore à la question de droit et de justice, à séparer les services loyaux des services frauduleux. Cela viendra. Ce qui importe en ce moment, c'est de consolider la vraie théorie de la Valeur, et de la débarrasser d'une erreur dont la science économique est affectée. Quand nous disons: Ce que la nature a fait ou donné, elle l'a fait ou donné gratuitement, cela n'a pas par conséquent de valeur - on nous répond en décomposant le prix de la houille ou de tout autre produit naturel. On reconnaît bien que ce prix, pour la plus grande partie, est afférent à des services humains. L'un a creusé la terre, l'autre a épuisé l'eau; celui-ci a monté le combustible, celui-là l'a transporté; et c'est la totalité de ces travaux qui constitue, dit-on, presque toute la valeur. Cependant il reste encore une portion de valeur qui ne répond à aucun travail, à aucun service. C'est le prix de la houille gisant sous le sol, encore vierge, comme on dit, de tout travail humain; il forme la part du propriétaire; et puisque cette portion de valeur n'est pas de création humaine, il faut bien qu'elle soit de création naturelle.

Je repousse une telle conclusion, et je préviens le lecteur que, s'il l'admet de près ou de loin, il ne peut plus faire un pas dans la science. Non, l'action de la nature ne crée pas la valeur, pas plus que l'action de l'homme ne crée la matière. De deux choses l'une: ou le propriétaire a utilement concouru au résultat final et a rendu des services réels, et alors la part de Valeur qu'il a attachée à la houille rentre dans ma définition; ou bien il s'est imposé comme un parasite, et, en ce cas, il a eu l'adresse de se faire payer pour des services qu'il n'a pas rendus; le prix de la houille s'est trouvé indûment augmenté. Cette circonstance prouve bien qu'une injustice s'est introduite dans la transaction; mais elle ne saurait renverser la théorie au point d'autoriser à dire que cette portion de valeur est matérielle, qu'elle est combinée, comme un élément physique, avec les dons gratuits de la Providence. En voici la preuve: qu'on fasse cesser l'injustice, si injustice il y a, et la valeur correspondante disparaîtra. Il n'en serait certes pas ainsi, si elle était inhérente à la matière et de création naturelle.

Frédéric Bastiat (1801-1850), 1850

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