1842.
Messieurs,
Nous n’avons pas l’honneur de faire partie du collége électoral, mais le résultat de l’élection à laquelle vous êtes appelé ne nous intéresse pas moins vivement. Il n’y a point de cens à payer pour avoir le droit de porter un cœur généreux, jaloux du bien être et de la gloire de son pays. D’ailleurs, ne sont-ce pas les petites fortunes, partout les plus nombreuses, qui ont le plus à souffrir des prodigalités et des fausses mesures du pouvoir ? En vérité Messieurs les Électeurs devraient bien s’occuper un peu des affaires et des intérêts de tout ce public qui se tient modestement derrière eux et qu’ils représentent. On en voit un grand nombre, malheureusement, se faire sur leurs devoirs à cet égard d’étranges idées ; ils n’aperçoivent pas même l’ombre d’un devoir dans cette mission importante que la loi leur confie. Pour celui-ci, le vote sera un tribut à payer à l’amitié ou à la reconnaissance ; pour celui-là, une petite vengeance qu’exige son amour-propre blessé. Tel autre convoite une place, une faveur ; il espère, au moyen d’un vote complaisant et adulateur, se créer un appui, une protection, protection d’autant meilleure il faut en convenir, que le député sera plus mauvais, car celui qui vote largement le budget est un homme précieux pour obtenir un bureau de tabac. Et voilà comment se font les affaires du pays ! Il est fâcheux que le public soit aussi indulgent pour des fautes qui lui coûtent si cher, et qu’il ne sache point châtier par son mépris de pareilles lâchetés.
Permettez-nous, Messieurs, de vous soumettre humblement quelques réflexions.
Depuis vingt-cinq ans, la France demande la liberté, l’ordre, et surtout des économies, et cependant ce vœu n’est jamais satisfait. Que sert-il donc au peuple d’avoir fait reconnaître sa souveraineté, si on le mène en sens contraire de ses goûts et de ses intérêts ? Nous voulons sortir de ces voies étroites, tortueuses et sans issue ; nous voulons aborder franchement les difficultés. Aussi bien les doctrines politiques en usage sont-elles convaincues de nullité et d’impuissance, puisque, sous leur influence, la seule chose qui depuis vingt-cinq ans soit en progrès, c’est le budget. Disons-le hautement : la machine gouvernementale est faussée, il faut la remettre en état ; jusque-là elle est incapable de nous rendre aucun service : il faut, en d’autres termes, que le gouvernement représentatif devienne une vérité.
Pour cela, Messieurs, un petit nombre de réformes suffisent ; nous ne pouvons que les indiquer.
La première à la quelle nous devons travailler, c’est la réforme électorale, mais dans des limites raisonnables, et sans nous compromettre avec les partisans de la théorie des droits de l’homme et du suffrage universel, théorie qui n’a pas même le mérite de la bonne foi dans ses auteurs. Notre principal objet serait de donner au corps électoral plus de consistance, et de le soustraire à la corruption par l’effet seul du nombre. « Quand les réunions électorales sont fort resserrées, dit M. Guizot, non seulement l’élection manque de ce mouvement et de cette énergie qui entretiennent dans la société la vie politique… Mais les intérêts généraux, les idées étendues, les sentimens publics cessent d’en être le mobile et le régulateur ; les coteries se forment : au lieu de brigues politiques, on a des intrigues personnelles.[1] » On peut ajouter que, le gouvernement ayant à ses ordres tous les fonctionnaires, et souvent leurs parens et alliés, les hommes indépendans sont exposés à se trouver toujours en minorité. Dans ces réunions, on parviendra à donner au corps électoral un caractère plus national, soit en abaissant le cens en faveur des personnes dont la profession garantit d’ailleurs la capacité, soit par tout autre procédé que la raison et la prudence pourraient conseiller.
Mais cette première réforme opérée dans les colléges électoraux serait impuissante et illusoire sans une seconde plus importante peut-être, la réforme dans la Chambre. Nous voulons que les députés soient exclusivement les hommes du pays et que leurs intérêts soient en tout semblables aux nôtres. Ainsi nous pensons, et c’est pour nous une conviction profonde, qu’il existe une incompatibilité radicale entre les fonctions de représentant du peuple et celles d’agent salarié du gouvernement. Nous ne pouvons admettre qu’un député chargé de voter l’impôt et de contrôler les actes du pouvoir puisse, sans se placer dans une fausse situation et sans s’exposer à trahir presque inévitablement son devoir, devenir l’agent, le subordonné de ces mêmes hommes dont il est appelé à surveiller la conduite. Comment, Messieurs, vous envoyez pour voter l’impôt ceux-là mêmes qui s’enrichissent par les impôts ! Vous déléguez pour aller défendre vos intérêts et vos libertés contre les entreprises du pouvoir les serviteurs obéissans de ce pouvoir, et qui attendent de lui leur fortune et leur considération ! Et vous avez la bonhomie d’appeler cela le gouvernement représentatif ! L’erreur est grande. Dans une célèbre remontrance que faisaient à Charles-Quint les chefs de la ligue provinciale, ils disaient : « Nous voulons qu’aucun membre des états ne puisse recevoir ni office ni pension du roi, soit pour lui, soit pour sa famille, sous peine de mort et de confiscation de ses biens ; que chaque ville ou communauté paie à ses représentans le salaire raisonnable pendant qu’ils assisteront aux états. »
Si nous rappelons ces paroles remarquables, ce n’est pas, on le pense bien, pour faire revivre la rigueur des dispositions pénales qu’elles provoquaient, mais uniquement pour montrer combien on sentait vivement à cette époque si reculée la nécessité de conserver au député son indépendance, et de mettre son improbité ou sa faiblesse à l’abri des séductions du pouvoir. Comment ce qui était alors évident pour tout le monde est-il devenu douteux aujourd’hui ? Hélas ! il est triste de le penser, mais il n’est que trop vrai que malgré tous ses progrès dans les sciences et les arts, le peuple de nos jours apporte généralement dans sa conduite politique moins de bon sens, d’habileté et d’énergie que ne faisaient ces générations éteintes depuis trois siècles.
Le pays se plaint de l’agitation et du malaise qui le consume ; il est facile de trouver la cause de ce mouvement fébrile et désordonné. Pour un esprit étroit ou prévenu cette cause sera le règne de certains principes, la présence ou l’absence au pouvoir de tels ou tels hommes, comme si nous n’en avions pas vu passer de toutes les couleurs. Non messieurs, la cause n’est pas là, la voici, ce nous semble.
Le peuple français est divisé en deux grandes classes dont l’une exploite l’autre. Sous un nom et avec une origine fort modeste, le service public est devenu une espèce d’aristocratie puissante et fastueuse ; la carrière des places est aujourd’hui la plus honorable, la plus lucrative et surtout la plus sûre. Faut-il s’étonner si, voyant au contraire la misère envahir tous les chemins de l’industrie, le public se précipite de ce côté ? Peut-on être surpris qu’un gouvernement qui se mêle de tout, qui régit tout, qui élève ou abaisse à son gré les industries privées et qui a dans ses mains un milliard à distribuer chaque année, soit comme étouffé par la foule des ambitieux, des solliciteurs et des intrigans qui se pressent autour de lui ? Mais qu’arrive-t-il ; le gouvernement ne peut accorder des places et de l’argent à tous ceux qui en demandent, le nombre des mécontens grossit chaque jour, et comme il ne leur reste qu’une ressource pour arriver à leurs fins, celle de changer les hommes qui distribuent ces faveurs, c’est vers ce but que se dirigent tous les efforts ; la grande affaire, c’est le changement de ministères qui au fond se ressemblent tous. Les partis, les coalitions se forment dans les Chambres et dans les journaux, et de là s’étendent et se propagent dans tout le pays. Gardez-vous de croire que le bien public soit pour rien dans ces débats ; ces chefs de factions ne veulent pas réformer les abus, mais se mettre à la place de ceux qui en profitent. Nouveaux Argonautes, ils marchent sous des banières différentes à la conquête de la toison d’or. De là, Messieurs, ces luttes incessantes qui ne profitent en rien au public si ce n’est pour les récréer ; de là ces longs discours stériles et ces discussions sans bonne foi ; de là ces impôts accablans, ces marchés scandaleux, ces dilapidations honteuses, cet abus des emprunts et du crédit public qui amoncèle les orages sur notre avenir et prépare au loin la banqueroute ; de là cette instabilité dans les pouvoirs et cette versatilité dans les décisions qui empêche toutes les affaires et nous déconsidère aux yeux de l’étranger.
Que les députés soient exclusivement des contribuables, et non des hommes qui se partagent le budget, et vous verrez en peu de temps tous ces abus, tous ces désordres, s’arrêter et finir. Une Chambre ainsi composée obligera l’administration à rétrécir ses cadres gigantesques, à rentrer dans des voies plus naturelles et des limites plus raisonnables ; elle ne voudra point souffrir de ces traitemens exagérés qui soulèvent trop d’ambitions, triomphent de toutes les consciences, et semblent insulter à la misère du peuple qu’ils prétendent servir. Amie de l’économie, une pareille Chambre pourra sans y voir sa condamnation écrire en lettres d’or sur les murs de la salle de ses séances ces belles paroles de Montesquieu : « Il ne faut point prendre au peuple sur ses besoins réels pour des besoins de l’état imaginaires ; les besoins imaginaires sont ce que demandent les passions et les faiblesses de ceux qui gouvernent, le charme d’un projet extraordinaire, l’œuvre malade d’une vaine gloire et une certaine impuissance d’esprit contre les fantaisies. » (Esprit des Lois, liv. xiii. Ch. 1er.)
Hâtons-nous s’il en est temps de sortir d’un système qui porte dans ses flancs toute une révolution.
Nous dirons quelques mots des affaires du dehors où l’on retrouve l’influence pernicieuse de la même cause.Nous ne dirons pas que le gouvernement n’a point montré de faiblesse vis-à-vis les puissances étrangères ; mais représenter la France comme étant sans cesse sous le coup de l’insulte et de la violence et comme dupe dans toutes les négociations qu’elle entreprend, c’est une calomnie indigne d’un bon français. Voudrait-on que la France commandât en Europe, ce serait mal entendre la liberté des peuples. Nous serions prêts aux plus grands sacrifices pour venger toute atteinte réelle à l’honneur national, mais nous nous tenons en garde contre les déclamations de quelques esprits chagrins, et surtout contre les manœuvres de certains journaux inféodés à quelques industries du Nord, qui s’attachent avec une infatigable ardeur à développer ces germes de mécontentement entre les peuples ; ils tremblent à la seule idée d’une invasion des produits étrangers, et s’ils étaient francs ils nous diraient qu’ils ont plus de peur des lins, des fils et des tissus de l’Angleterre que de ses flottes et de ses canons. Hommes du Midi, connaissons aussi et suivons nos intérêts qui sont tout différens ; efforçons-nous au contraire de renouer des relations amicales avec tous les peuples et de reprendre avec l’Angleterre et la Belgique la négociation de ces traités de commerce si avantageux pour nous que quelques fabricans ont eu l’habileté de faire abandonner.
Tous les ambitieux, tous ceux qui s’engraissent des contributions levées sur les peuples, tous ces hommes accoutumés à trafiquer de leur vote dans les Colléges électoraux et dans les Chambres, repousseront ces opinions avec violence, ils s’efforceront de les rendre ridicules ; ils ont raion : elles sont mortelles pour eux. Mais, par cela même, elles doivent attirer tous les contribuables, tous les hommes sincères et honnêtes, tous les amis de la paix, de l’ordre et de l’économie. Ces doctrines généreuses et toutes sociales peuvent rallier sous leur drapeau les opinions les plus diverses ; car elles ne font violence à aucune conscience, elles respectent tous les sentiments honorables, et ne blessent les opinions morales ou religieuses de personne.
Messieurs les Électeurs, si ces doctrines que nous n’avons pu qu’indiquer vous paraissent vraies, sages, utiles à la France et au pays, vous avez parmi vous, permettez-nous de le dire, un homme bien propre à le représenter à la Chambre, M. Frédéric Bastiat, membre du Conseil Général de notre département. Ses études de toute sa vie se sont dirigées vers les objets qui occupent le plus nos députés, les finances, les impôts, les emprunts, les colonies, les douanes, etc. Homme généreux, plein de franchise et de loyauté, il ne se jouera point de ses sermens ; plein d’ardeur pour le bien, il ne cherche d’autre récompense que la satisfaction d’y avoir travaillé et l’estime de ses concitoyens ; doué d’un sens droit, et d’une raison éclairée, il ne se lancera point dans des réformes imprudentes, mais il pousuivra avec persévérance toutes les améliorations possibles et surtout la grande réforme parlementaire.
Dira-t-on que M. Bastiat est un homme nouveau ; tant mieux, répondrons-nous. Étranger à toutes les intrigues, libre de tout engagement avec les partis, il n’aura dans chaque question à prendre conseil que de nos intérêts et de son devoir.
N’oubliez pas, Messieurs, que M. Bastiat a encore un titre particulier de recommandation auprès de vous. Propriétaires de la Chalosse, vous êtes tous intéressés directement ou indirectement à la prospérité de l’industrie vinicole. En quelles mains pourriez-vous remettre avec plus de confiance pour les défendre, ces malheureux intérêts, méconnus, dédaignés, foulés aux pieds? M. Bastiat a eu, le premier peut-être, l’idée de l’association vinicole sur une grande échelle ; étant à Paris il en publia le programme qui fut reproduit par les journaux de Bordeaux. Ses brochures et ses articles sur ces matières attestent en même temps ses lumières et son zèle pour nos intérêts. C’est un hommage qui lui a été rendu récemment dans le journal La Chalosse, par un honorable magistrat de notre arrondissement.
F. COUDROY, avocat.
[1]: Encyclopédie progress., art. Élection.
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